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devait plus s’arrêter dans son œuvre critique. Elle a ruiné l’un après l’autre tous les établissemens du passé ; elle a tout détruit, ne respectant que l’idole en qui elle s’adorait elle-même. Un jour est venu où cette création du rationalisme est restée seule intacte, dans le désert de croyances fait autour d’elle ; l’instrument critique, incoercible de sa nature une fois qu’on l’a mis en mouvement, ne trouvait plus devant lui d’autre sujet d’analyse. La raison a retourné son scalpel contre l’idole ; qu’on me passe l’image familière, elle lui a ouvert le ventre, et elle a vu qu’il n’y avait rien dedans. Les phénomènes démontrés par l’expérience sont aujourd’hui la seule source de certitude qui ait le don de persuader la raison ; c’est sa marotte actuelle. Ces phénomènes protestaient à l’unanimité contre la conception de l’homme et des choses humaines sur laquelle nous avions bâti notre maison géométrique. Ainsi est née la crise des principes de 1789 ; ils sont pris entre deux feux, entre la protestation théologique, qui les suivait de loin, et la protestation scientifique, qui s’est dressée subitement en face d’eux.

Les savans, très peu enclins de nos jours à généraliser leurs doctrines, ne prétendent pas en tirer une philosophie sociale ; beaucoup d’entre eux reculent devant les conséquences extrêmes énoncées plus haut : ceux mêmes qui les acceptent se refuseraient à les transporter de l’histoire naturelle dans l’histoire humaine. Il suffit à notre propos qu’ils ne puissent pas nier la légitimité de ces conséquences, ni le penchant de l’esprit public à en faire la règle universelle des jugemens. Il y a dans l’esprit public, à toutes les époques, une force plastique et généralisatrice ; elle tend invinciblement à modeler l’ensemble des idées et la conduite de la vie sur les principes qui ont pour eux l’apparence de la certitude et la séduction de la nouveauté. Comme le régime des eaux détermine, dans chaque région d’un pays, le caractère et les productions du sol, ainsi les idées épanchées de quelques cerveaux donnent à chaque moment de l’histoire sa physionomie particulière. Notre temps doit la sienne à l’infiltration des théories scientifiques, au besoin d’imiter en tout les procédés de la nature. Pour définir cette physionomie, on emploie tour à tour les mots de positivisme, de naturalisme, de réalisme ; ils sont d’une exactitude médiocre ; tenons-nous au dernier, faute d’un terme plus compréhensif. Ce serait un regard restreint, celui qui n’apercevrait la transformation réaliste que dans la littérature et dans les arts ; elle agit partout ; elle se déclare dans nos affaires publiques par la substitution croissante des ingénieurs aux avocats ; elle a éclaté dans les affaires de l’Europe par le triomphe d’un homme ; cet homme a réussi à changer et à maîtriser l’Europe, parce qu’il incarnait la forme d’intelligence actuellement toute-puissante. La lutte de M. de