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qu’il aurait voulu voir enseigner au Collège de France. Il mettait les voyans au-dessus des sages, il pensait que les idées projettent leurs spectres dans l’atmosphère spirituelle qui nous enveloppe, et que certaines créatures exceptionnellement douées ont seules la faculté d’apercevoir ces fantômes. Il pensait aussi que les sociétés sont gouvernées par des puissances cachées, qui ne sont aperçues que des devins et des devineresses, que ce qu’on voit est moins important que ce qu’on ne voit pas, que les grands événemens s’expliquent par de sombres conspirations ignorées des historiens, que la véritable histoire est une affaire ténébreuse. Ce puissant esprit avait ses chimères, et le mélange d’une étonnante sagacité et d’un mysticisme amoureux de ses illusions donne un charme singulier à certaines de ses œuvres.

La littérature diplomatique, étrangère à tout mysticisme, nous apprend qu’il n’y a pas tant de ténèbres ni de sorcellerie dans ce qui se passe ici-bas, que dans le gouvernement des sociétés comme dans la vie il y a beaucoup de hasards, que le grand homme d’état est celui qui sait le mieux et le plus vite calculer ses chances, que les grandes combinaisons politiques réussissent par les mêmes procédés qui font prospérer une boutique, une maison de commerce, une banque, une entreprise financière quelconque. La seule différence est que, les calculs de probabilité de l’homme d’état s’appliquant à des objets plus vastes, plus complexes, il est tenu d’avoir cette ampleur d’esprit qu’on appelle le génie et dont un petit négociant peut se passer. A la ménagère qui tient bien ses comptes l’arithmétique suffit ; l’astronome recourt au calcul infinitésimal ; ce sont deux choses très différentes, et dans le fond c’est la même chose. La qualité la plus nécessaire à l’homme d’état est ce souverain bon sens qui, s’exerçant sur de grands objets, suppose une connaissance aussi étendue qu’approfondie des situations et des hommes. Au bon sens il doit ajouter cette vigueur d’âme, cette puissance de caractère qui rend capable d’agir malgré l’incertitude des événemens. Les étourdis entreprennent à la légère et se perdent ; les faibles, les indécis ont peur et ne font rien. L’homme fort ose et se risque à propos, il sait que la politique est une science conjecturale, il a formé ses conjectures, il a fait d’avance son compte, il a pris ses précautions contre les accidens et la malice de ses ennemis, et autant qu’il est en lui, il gouverne la fortune : elle a toujours montré du goût pour l’audace qui sait prévoir. Malheureusement rien n’est moins ordinaire que de joindre le caractère au bon sens, et les vrais hommes d’état sont aussi rares que les grands généraux et les grands poètes.

Un gentilhomme saxon, le comte Frédéric Vitzthum d’Eckstaedt, qui, après avoir été secrétaire de la légation de Saxe à Vienne, fut nommé ministre plénipotentiaire auprès de la cour de la Grande-Bretagne, n’a pu résister à la tentation de vider, lui aussi, ses portefeuilles, et aux