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dans la patrie de la tolérance du déisme, et de la libre pensée, un poète, une façon de gentilhomme, un bel esprit de salon et de cour, l’auteur d’Œdipe, de Mariamne, de la Henriade ; et l’Angleterre, trois ans plus tard ; nous aurait rendu un philosophe, un sage, l’homme qui devait un jour au nom de la libre pensée, du déisme, et de la tolérance, porter à l’ancien édifice religieux les coups les plus sensibles et les plus retentissans qui l’eussent ébranlé depuis le temps de Calvin et celui de Luther. J’aimerais autant que l’on dît que c’est l’Angleterre qui a fait la Révolution française ; et que ce qu’il y a de louable et de bon dans le long effort de l’homme qui n’en fut pas le moindre ouvrier, c’est ce qu’il doit à ses maîtres anglais, mais que ce qu’il y a de moins bon, et même de condamnable, c’est ce qu’il y a mis de lui-même et du génie de sa race. Sans aller-jusque-là, les biographes français de Voltaire, avec cette étrange manie que nous avons d’en croire les étrangers sur eux-mêmes et sur nous, me paraissent pourtant avoir beaucoup exagéré la dette de Voltaire envers les philosophes et les libres-penseurs anglais du commencement du XVIIIe siècle. Il était homme à se passer d’eux ; et s’il lui fallait absolument des maîtres, il en avait eu de français qui valaient bien Woolston, Toland, Collins et, Bolingbroke à la fois.

Rappelons-nous en effet l’état des esprits, même au XVIIe siècle : « Dans Paris seulement, écrivait le père Mersonne en 1623, dans ses Questions sur la Genèse, je ne compte pas moins de 50,000 athées, et l’on peut, dire en vérité que cette superbe ville n’est pas plus infectée de l’odeur de ses boues que de celle de son athéisme ; Si luto plurimum, multo magis atheismo fœtet. » On connaît également la phrase de Nicole, quelques années plus tard : « Il faut donc que vous sachiez que la grande hérésie du monde n’est pas le calvinisme ou le luthéranisme, que c’est l’athéisme, et qu’il y a toute sorte d’athées, de bonne foi, de mauvaise foi, de déterminés, de vacillans et de tentés. » Et Leibniz s’écriait-à son tour, en 1696 : « Plût à Dieu que tout le monde fût au moins déiste, c’est-à-dire bien persuadé que tout est gouverné par une souveraine sagesse. » Mais déjà Bossuet avait mis le doigt sur l’origine dm mal ; sur sa cause toujours subsistante, et sur celle de ses progrès futurs quand il disait : « Je vois un grand combat se préparer contre l’église sous le nom de la philosophie cartésienne. » Sainte-Beuve a raison de faire observer à ce propos que le XVIIe siècle, considéré selon une certaine perspective, laisse voir l’incrédulité dans une tradition, directe et ininterrompue. Les Libres penseurs français ont précédé dans l’histoire de la pensée moderne les Free-thinkers anglais, si même on ne doit dire qu’ils les ont inspirés et, dans Bolingbroke ou dans Shaftesbury, mais surtout dans Toland et dans Collins, qui me paraissent tous deux absolument médiocres, je doute que l’on trouvât rien que quelqu’un des nôtres n’eût dit avant eux.