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pages. Il avait si bien conscience du chemin qu’avait fait sa pensée, et se sentait si peu rassuré sur les résultats de son voyage, qu’il nous dit que son retour, en 1356, il passa par Rome[1] et soumit son livre à l’examen du pape, « afin de faire absoudre sa conscience de nombre de points scabreux comme il doit s’en engendrer beaucoup chez les hommes qui ont vu beaucoup de peuples de diverses sectes et de diverses croyances.  » Le pape, paraît-il, examina le livre et le couvrit de son approbation ; aussi Maundeville le présente-t-il tout triomphant à ses lecteurs en leur disant que, s’il se trouve dans le nombre quelques-uns de ces incrédules réfractaires qui ne croient qu’à ce qu’ils voient de leurs yeux, ils devront se tenir pour avertis que sa véracité est affirmée et prouvée par le saint-père lui-même. Il est permis de croire que sir John Maundeville a soumis son livre à l’approbation du saint-père, un peu avec les sentimens qui furent ceux de Voltaire, lorsqu’il dédia son Mahomet à Benoit XIV. La précaution n’était peut-être pas inutile. Le plus ancien manuscrit connu du livre est de 1371 ; c’est justement l’époque où commençait cette poursuite des partisans de Wiclef, qui allait durer si longtemps, et où l’épiscopat anglais devait se montrer si rigoureux. Quoique les idées de Maundeville eussent peu de chose à démêler avec colles de Wiclef, il n’eût peut-être pas été sans danger, à un pareil moment, de passer pour entretenir des opinions non orthodoxes, de quelque nature qu’elles fussent. Par cette approbation papale, il obtenait deux résultats : il se mettait à l’abri de tout soupçon et faisait passer ses conclusions philosophiques sous les yeux du public avec l’estampille même du saint-siège.

A noter aussi comme significatif le soin qu’a eu Maundeville de publier son livre en trois langues. A vrai dire, la chose avait des précédens ; c’est ce qu’avait fait déjà Marco Polo, mais les raisons que donne Maundeville de cette multiplicité de traductions, tant

  1. Il n’y a pas de raisons du douter que Maundeville ait soumis son livre au pape, seulement nous nous demandons comment il s’y est pris pour le trouver à Rome en 1336, ainsi qu’il le prétend. A cette époque nous sommes en pleine papauté d’Avignon, sous le pontifient du magnifique Clément VI, le premier Rogier de Maumont. A Rome, on est au surlendemain du Rienzi, au lendemain de la visite de l’empereur Charles IV, et il n’y a dans la ville éternelle que les Orsini et les Colonna qui y continuent leur guerre acharnée, et se soucient du khan du Cathay et du sultan d’Egypte beaucoup moins que d’Albornoz ou de tel autre belliqueux légat qui met à profit l’absence de la papauté pour lui constituer son futur domaine temporel. Mais cette difficulté à laquelle nous ne trouvons de réponse dans aucune des éditions qui sont à notre portée tient peut-être à une maladresse de rédaction, et il est probable que la présentation du livre a eu lieu à l’époque du retour définitif à Rome, sous le second Rogier de Maumont, Grégoire XI. Seulement le texte est formel, a à mon retour, j’allai à Rome, et je montrai ma vie à notre saint-père le pape.  »