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ils avaient retenu une bonne partie de ces croyances, de là une disposition latente à acquiescer à tout ce qu’on leur racontait de merveilleux. Cette disposition était bien plus forte encore si le voyageur était un religieux, car pour ceux-là le merveilleux était l’élément même dans lequel ils vivaient, et il n’était certes pas de miracle dont ils ne crussent les démons capables pour tenir en leur possession les parties non rachetées de la pauvre humanité. Avec cette disposition invincible est-il bien extraordinaire que Maundeville n’ait pas été mieux protégé par son esprit éveillé d’aventurier militaire que ne l’avait été Marco Polo par son sens pratique de marchand vénitien ?

S’il n’est pas plus crédule que ses prédécesseurs, il est certain cependant qu’il le paraît davantage ; mais cette illusion tient à la nature particulière de cette crédulité qui mérite d’être expliquée. Il est fabuleux moins par les choses qu’il raconte que par la manière dont il les raconte. Les pays qu’il prétend avoir parcourus après son départ de Palestine sont les mêmes où Marco Polo avant lui avait vécu de si longues années, l’Arménie, le Turkestan, la Mongolie, le Cathay ou Chine septentrionale. Eh bien ! que l’on compare les deux récits et on verra que celui de Marco Polo ne le cède presque en rien pour le merveilleux à celui de Maundeville. Tout y est, et les esprits invisibles dans l’air des steppes tartares qui vous appellent par votre nom pour vous perdre, et les diables qui parlent par les idoles, et les populations qui, du premier au dernier, sont adonnées à la magie, et le mystérieux prêtre Jean au royaume plus flottant que l’île de Laputa de Gulliver, et les mille particularités étranges des mœurs et des superstitions de ces lointains pays. Il y a même chez Marco Polo des fables dont on ne trouve pas trace dans Maundeville, qui ne les aurait pas omises s’il l’avait plagié autant qu’on le dit, par exemple cette manière de tirer les diamans du fond de vallées habitées par des serpens au moyen de quartiers de viande que des aigles viennent enlever, histoire à la Munchausen, qui est au nombre des aventures de Sindbad le marin[1]. Cependant, toutes ces singularités, quand on les lit chez Marco Polo, paraissent presque simples, et l’on en retrouve sans trop de peine la réalité, tandis que la moindre circonstance, et la plus facilement explicable, prend chez Maundeville un air de féerie. C’est qu’il a naturellement le goût des fables, qu’il mot à les raconter autant de plaisir qu’il en a eu à les entendre,

  1. Cette histoire est bien plus vieille que Marco Polo et Sindbad le marin, car elle se rencontre dans Hérodote. Seulement chez l’historien grec, le lieu de la scène est l’Arabie et non pas l’Inde, et c’est la récolte du cinnamome et non plus celle des diamans qui se fait par cet étrange moyen.