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revenu depuis longtemps de ses voyages avant que le tsar serbe Lazare fût vaincu à Kossovo et que Marko Kralicevich eût commencé cette série d’exploits qui en font comme le Cid du monde slave. Eh bien ! Voyez, dans les chants superbes qui composent l’épopée serbe dont M. Auguste Dozon a donné récemment une belle et élégante traduction, le double rôle amoureux et militaire du dragon. Oui, aussi étrange que cela paraisse, dans le siècle même où Boccace écrivit les réalistes gaillardises du Décaméron et où Pétrarque inventa l’amour mystique, la femme du tsar Lazare, la belle Militza, était obsédée de l’amour du dragon de l’Iastrebatz. Toutes les nuits il prenait son vol, s’abattait sur la tour où elle habitait et se couchait à ses côtés, après s’être débarrassé de ses vêtemens de feu. Cela dura une longue année, au bout duquel temps Militza prit le courage de faire à son mari la confidence de cet étrange amour ; mais aussi vaillant qu’il fût, Lazare ne se jugea pas capable de délivrer sa femme, et l’œuvre ne put être accomplie que par un autre dragon, Vouk, que nous voyons décoré du titre très significatif de despote de Sirmie. La Macédonienne Olympias conçut autrefois d’un dragon le grand Alexandre ; mais son histoire s’est répétée bien souvent parmi les princesses de cet Orient européen, vraie patrie d’origine de tous les dragons masculins et féminins que nous trouvons naturalisés ou égarés dans notre Occident. N’était-elle pas, en effet, une des filles d’Elinos, roi d’Albanie, et de la fée Pressina, cette belle Mélusine, qui dut ses malheurs domestiques à la découverte que fit son mari de la fâcheuse habitude qu’elle avait de se déguiser en couleuvre tous les samedis, tout comme si elle eût été une vulgaire lamie, une serpente aventurière de l’ordre de celle dont autrefois, à Corinthe, le philosophe Apollonius de Tyane avait délivré un de ses disciples trop épris ?

Fabuleux ou véridique, peu de livres anciens donnent une impression plus forte et plus franche de l’Orient. Comme il est avant tout préoccupé de bien faire comprendre à ses contemporains l’infinie diversité des peuples et des mœurs, Maundeville a réussi merveilleusement à faire apparaître les gigantesques contrastes que présente la vaste Asie, les plus puissans et les plus énormes qui se rencontrent sur notre planète. D’immémoriales civilisations obstinément conservatrices accolées à d’immémoriales barbaries non moins obstinément rebelles à toute contrainte ; des splendeurs entamées par les moisissures du temps et des laideurs armées de toute la vigoureuse bestialité des instincts primitifs ; des cultes très purs qui recouvrent les plus pauvres philosophies, des philosophies admirables qui se sont revêtues de religions puériles ou sanglantes ; des flots de parfums et des puanteurs de charogne, des senteurs d’épices et des odeurs de sang toujours fraîchement répandu, voilà