Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 96.djvu/316

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelquefois il pensait qu’il allait être mis en pièces ou foulé aux pieds comme la boue dans les rues… Au bout de cette vallée il y avait quantité de sang, d’os, de corps d’hommes mutilés, même de corps de pèlerins qui avaient auparavant passé par ce chemin, et pendant que je cherchais d’où cela pouvait venir, je vis devant moi une caverne où habitaient deux géans dont la puissance et la tyrannie avaient cruellement mis à mort les hommes dont gisaient là les ossemens.  » La vallée périlleuse de Maundeville est, dit-on, empruntée à la relation du franciscain Oderic de Pordenone ; mais à coup sûr Bunyan n’a pas lu ce dernier, et c’est bien à Maundeville qu’il est redevable de son épisode.

Il n’a certainement échappé à aucun lecteur intelligent, qu’en écrivant son Gulliver, Swift s’est proposé l’imitation des anciens voyageurs afin de circonstancier comme eux ses récits par tous ces détails de temps et de lieux qui donnent à leurs crédulités tant de vraisemblance et à leurs impostures un si grand air de bonne foi. Tout ce qu’il leur doit se borne-t-il à cette imitation générale, et leur a-t-il fait d’autres emprunts ? A coup sûr, il n’avait pas besoin d’eux pour l’invention de ses nains et de ses géans, de ses Houyhnhnms et de ses Yahoos, et il lui suffisait pour cela de se souvenir de ses pygmées et de ses cyclopes, de ses Lestrigons et de ses centaures classiques. Et cependant il me semble bien que, pour un au moins des voyages de Gulliver, celui de Brobdingnag, il n’a pas dédaigné de prendre quelques traits à Maundeville. Notre voyageur raconte qu’au-delà de la vallée périlleuse il y a une île dont les habitans sont des géans sauvages qui ont vingt-huit ou trente pieds de haut. « Personne n’ose entrer dans cette île ; car, s’ils voient un vaisseau et des hommes dedans, immédiatement ils entrent dans la mer pour s’en saisir, et on dit qu’au-delà de cette île il y en a une autre où habitent des géans d’une stature plus grande encore, quelques-uns de quarante-cinq ou cinquante pieds de haut, d’aucuns disent même de cinquante coudées. Je n’en ai vu aucun, car je n’eus aucun empressement à visiter ces régions, parce que personne ne peut entrer dans l’une ou l’autre de ces îles sans être immédiatement dévoré. Et chez ces géans il y a des moutons aussi grands que nos bœufs, qui portent de grande laine très rude. J’ai vu plusieurs fois de ces moutons. Et on dit que souvent ces géans prennent des hommes dans la mer, qu’ils enlèvent de leurs vaisseaux, et qu’ils les portent à terre deux dans une main et deux dans l’autre, et qu’ils les mangent, en s’en allant, tout crus et vivans.  » Maintenant, rappelez-vous, par quel accident Gulliver fut abandonné dans le pays de Brobdingnag. « Je commençais à être fatigué, et ne trouvant rien pour intéresser ma curiosité, je m’en