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tactique des masses l’imposait. Dans les luttes gigantesques qu’on prévoyait pour l’avenir, c’eût été d’une imprudence incalculable de déchaîner, sans régulateur, de pareils torrens de cavalerie. Leur collision, se réglant par efforts successifs, mais rapides, exigeait que chacun de ces efforts fût calculé, que chaque troupe restât, jusqu’à la minute décisive, dans la main de ses chefs. L’idéal, quelque attrayant qu’il fût, devait céder le pas à la réalité brutale.

La cohésion, d’ailleurs, n’exclut pas l’idée de la charge à fond, telle que l’exécutait la cavalerie de la grande armée ; elle y ajoute l’aspect de cette résolution ferme, qui, moralement, aura toujours raison des galopades désespérées. Napoléon, Maurice de Saxe, Wrangel, Jomini, Frédéric-Charles, von Schmidt, tous les généraux qui ont marqué dans l’histoire de la cavalerie, ont préconisé ce principe[1]. Le plus fougueux de tous, le légendaire Lasalle, avait coutume de dire à ses cavaliers, quand il voyait l’adversaire se ruer en un galop désordonné : « Ces gens-là sont perdus ! » Et Jomini, qui cite cet exemple, Jomini qui, de 1804 à 1814, avait suivi pas à pas, en observateur attentif autant qu’en acteur, toutes les campagnes de la grande armée, va jusqu’à affirmer « que le grand trot lui paraît la meilleure allure pour les charges en ligne. »

La lance, procédant directement de la charge alignée et cohérente, est donc bien la résultante naturelle d’une conception méthodique, la représentation tangible d’une tactique voulue.

Contre son adoption, une seule objection subsiste, — déjà élevée à propos de la cuirasse, — c’est qu’elle prive le cavalier d’une arme à feu. Dans cette grave question, le dernier mot n’est pas dit. Tant que la cavalerie possédera la carabine actuelle, on peut hardiment soutenir qu’elle ne devra user de son feu que dans des circonstances toutes spéciales : l’attaque ou la défense d’un défilé, d’un cantonnement, l’occupation provisoire d’un point éloigné. Alors, si l’on réfléchit qu’il faut des cavaliers pour tenir les chevaux haut le pied, pour les protéger ; qu’il faut encore une réserve à cheval, on se rendra compte qu’en toutes circonstances il suffira que le deuxième rang, — c’est-à-dire une moitié de l’effectif, — soit armé de la carabine.

Mais la sphère d’action de la cavalerie par l’emploi du feu peut grandir avec un armement nouveau. Quelque partisan que l’on soit de l’idée maîtresse que la principale puissance, de cette arme résidera toujours dans la mobilité et l’impétuosité de son choc, on ne peut s’empêcher de prévoir pour l’avenir un facteur nouveau. La

  1. Wrangel (Instructions pour les manœuvres), — Frédéric Charles (Instructions sur les exercices de l’escadron et du régiment). — von Schmidt (Directives pour les régimens de la 3e division). — Jomini (Précis de l’art de la guerre).