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M. Chamberlain, serait trop bonne pour eux. » Mais tous profitent de ce scandaleux état de choses.

En 1875, un membre du parlement, nommé Plimsoll, entreprit de d’énoncer cet abus. Seul, sans autre appui que sa rude parole, il alla à travers le pays, dénonçant les coupables, soulevant les colères, organisant le pétitionnement et les protestations : partout la conscience publique lui répondit. Un jour, dans le parlement, il s’oublia jusqu’à nommer, jusqu’à menacer des collègues… Le Speaker intervint, lui commanda de se rétracter. Il refusa, et sortit, l’œil fulgurant, blême d’une rage d’honnête homme, pareil à un prophète de l’ancienne loi qui vient de défier un roi d’Assyrie.

Puis, il réfléchit. A quelques soirs de là, Plimsoll, repentant, parut à la barre et s’humilia. J’assistais à cette scène et je ne l’oublierai pas. Mon sang se soulevait en voyant à leurs bancs, dans la joie du triomphe, ces hommes que tant de naufrages avaient enrichis. Je songeais à ces cadavres immobiles dans l’obscure profondeur des eaux, à ces veuves sans loyer et sans pain, à ces jeunes filles errantes, le soir, sous le vent et la neige, dans les ruelles douteuses de Liverpool et de Newcastle !… Et je m’indignais de cette rétractation comme d’une lâcheté… Tout à coup, je compris que le pauvre Plimsoll ne demandait point pardon à ces assassins, mais au parlement, insulté dans la personne de quelques-uns de ses membres, au parlement, incarnation suprême de la puissance populaire, source sacrée des lois, principe de toute autorité, image vivante’ de la patrie ! Je compris tout cela, et en un instant, mon émotion changea de nature. Par un revirement soudain, la colère était devenue du respect. Jamais le peuple anglais ne m’avait paru si grand.

L’agitation Plimsoll n’aboutit à aucun résultat pratique. Le gouvernement promit d’étudier la question, « de faire quelque chose : » on s’en tint là. M. Chamberlain, une fois au ministère, reprit en main la cause des marins. Il essaya de séparer les armateurs honnêtes des coquins, et ne put y réussir. Il obtint des aveux utiles, mais point de concours. Alors il connut la vérité de ce mot de Napoléon III à Cobden : « Les intérêts sont disciplinés et marchent comme des régimens ; les grandes idées de justice et d’humanité n’ont pour elle que des individus isolés et l’âme des foules. » En effet, les armateurs se levèrent tous ensemble contre l’ennemi. Très audacieusement, ils prirent l’offensive et vinrent se plaindre des excès du droit de visite, exercé par les inspecteurs du Board of Trade à bord des navires en partance. Peut-être croyaient-ils intimider le ministre. C’était mal connaître M. Chamberlain. Il les reçut, les écouta poliment, mais froidement, leur fit entendre de