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les chemins de fer qu’il faut exploiter ou tout au moins surveiller, les sociétés commerciales, les banques, le crédit, dont il faut régler l’existence et réprimer les abus, la grande navigation, où il faut empêcher que la prime d’assurance n’engage les armateurs à faire de leurs navires des « cercueils flottans » (loi Plimsoll) ; la vapeur, l’électricité, dont il faut contrôler l’emploi et ainsi de suite, à n’en pas unir.

Le progrès développe dans la société la conscience morale et le sentiment du juste ; de là, naturellement, des lois nouvelles pour sanctionner le devoir plus détaillé et plus impérieux qui apparaît aux âmes. On défend ce qui était considéré comme indifférent, on incrimine ce qui paraissait très naturel. L’ivresse publique, qui était un rite des cultes orgiaques et plus tard le péché mignon du bon vivant, est aujourd’hui punie de l’amende et de la prison. Autrefois tuer un homme était un acte rachetable ; maintenant brutaliser un âne est un délit. Jadis le père disposait librement de ses enfans, qu’il pouvait exposer ou même supprimer, comme à Sparte et à Rome ; aujourd’hui on l’oblige à les entretenir, à leur donner une instruction suffisante, et on leur interdit l’entrée des ateliers jusqu’à un certain âge. Tout ceci est cité à titre d’exemples.

Le progrès est une plus grande diffusion parmi les hommes de moralité, de dignité, de savoir, de bien-être. Jetez les regards autour de vous, vous verrez quelle part énorme en revient à l’État, par ses écoles, par ses académies, par l’appui qu’il prête aux religions. Civilisation signifie accroissement de vie dans tous les sens. A une vie plus intense il faut plus d’organes ; à plus de forces il faut plus de règles. Or l’organe et la règle de toute société ordonnée est l’État. La liberté est le déploiement souvent déréglé de la volonté ; c’est au pouvoir à en formuler la loi et à l’imposer.

L’État n’est pas l’adversaire de la liberté ; au contraire, il en est souvent l’allié et même l’auteur, en mettant plus de justice dans les relations humaines. N’est-ce pas l’État qui a aboli l’esclavage, le servage et créé la petite propriété, condition essentielle de tout affranchissement réel, par des procédés révolutionnaires en France, par voie de rachat en Russie, en Autriche, en Prusse, en Roumanie, et bientôt, sans doute, en Irlande ?

L’État est non seulement la contrainte pour le bien et le juste, mais il est aussi un grand enseignement de morale et de droit, rien que par ses commandemens. Un cas entre cent : en France autrefois, comme en Angleterre aujourd’hui, toute famille noble ou riche voulait faire un aîné. La loi décrète le partage égal, et, du coup, il entre à ce point dans les mœurs qu’il n’est fait nul usage de la quotité disponible, sauf pour rétablir l’égalité, quand l’un des enfans a été avantagé d’ailleurs. On peut accorder à Le Play la