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pauvres humains, dans les événemens de la vie, ne se lassent point d’invoquer la volonté !

Nous avons ici le spectacle singulier d’un grand corps jouissant d’une autorité en apparence sans limites. En ce pays, qu’on dit si difficile à gouverner, c’est déjà une étrangeté. Mais la surprise augmente, quand on considère que cette autorité, l’Académie ne l’a jamais briguée ni réclamée, et qu’elle l’exerce en quelque sorte malgré elle. Dans le dictionnaire qu’elle réédite de temps à autre, elle n’édicte jamais d’arrêts, personne, au contraire, n’est plus accommodant. « On écrit je payerai ou je paierai ou je paîrai… Remerciement ou remercîment… Terrein ou terrain… Zéphire ou zéphyr… Quelques-uns écrivent de cette manière… Plusieurs suppriment le tréma… » Ces formules de doute et ces alternatives laissées au lecteur abondent. Tel a toujours été le langage de l’Académie. « La première observation que la compagnie a cru devoir faire est que, dans la langue française, comme dans la plupart des autres, l’orthographe n’est pas tellement fixe et déterminée qu’il n’y ait plusieurs mots qui se peuvent écrire de deux différentes manières qui sont toutes deux également bonnes ; et quelquefois aussi il y en a une des deux qui n’est pas si usitée que l’autre, mais qui ne doit pas être condamnée. » Ainsi débute le cahier de remarques dont nous avons déjà parlé. Mais l’Académie avait beau prêcher la tolérance : le public voulait avoir une règle. Il la veut aujourd’hui plus que jamais, et il se plaint quand on ne l’impose pas de façon nette et impérative. Si vous le laissez dans le doute, il croit que vous lui cachez la vérité. Ce même Ambroise-Firmin Didot, que nous avons trouvé en projet d’humeur assez entreprenante, demande à l’Académie de fixer une bonne fois comment on doit, à la fin des lignes, séparer les groupes de consonnes, et s’il faut diviser en sous-cripteur ou en souscripteur, en coléop-tère ou en coléo-ptère. Ici le théoricien disparaît, le praticien se montre.

J’avoue avoir été longtemps parmi les partisans d’une honnête liberté en orthographe. Un caractère naturellement tolérant m’y portait. La curiosité du linguiste, qui fait son profit de toutes les anomalies (car elles sont en grammaire ce que sont les (monstres en histoire naturelle), ne pouvait qu’y trouver son compte. Mais c’est là une utopie à laquelle, devant les réalités de la vie, on est obligé de renoncer. Autre chose est pour un pays de n’avoir jamais eu d’orthographe, autre chose est de renverser celle qui existe depuis une suite de générations. Ce qui est la liberté dans un cas devient l’anarchie dans l’autre. Ni l’enseignement, ni l’administration, ni l’imprimerie ne pourraient s’accommoder de la liberté.

L’avantage d’une règle uniforme et incontestée est un de ces bienfaits dont on ne se doute pas aussi longtemps qu’on en jouit