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de sa poésie, on peut dire que sa vie n’eut plus d’objet que de se l’assimiler. Il en prit même des moyens qui nous ont paru toujours un peu puérils, comme de transcrire littéralement les noms sanscrits, grecs ou Scandinaves, ce qui rend quelquefois ses vers difficultueux à lire et terribles à prononcer. La « couleur » en est-elle pour cela plus authentique ? et la substance des Pouranas a-t-elle passé tout entière, comme le dit M. Spronck, dans l’œuvre du poète ? C’est une question secondaire, si son œuvre est là, debout devant nous, unique, incomparable en son genre, et aussi supérieure à tant d’imitations qui l’ont suivie, que différente en tout de cette Légende des siècles à laquelle on l’a trop souvent et indûment comparée.

Quant à la signification plus intérieure de l’œuvre, et quant à la pensée qui circule sous ces formes magnifiques, je ne crois pas que M. Spronck ait ajouté ni changé grand’chose à ce qu’en avait dit M. Bourget dans ses Essais. Tout au plus semble-t-il que cette impassibilité dont on faisait jadis un reproche à M. Leconte de Lisle, et dont M. Bourget s’efforçait de le disculper, on serait tout proche aujourd’hui de lui en faire au contraire un mérite. « On peut parler de l’œuvre de M. Leconte de Lisle, dit ingénieusement M. Spronck, comme du marbre grec connu sous le nom de la Vénus de Milo. Que représente-t-il exactement ? Nul ne le sait, et les érudits en sont réduits à des conjectures plus ou moins vraisemblables. Mais que l’artiste ait voulu modeler une Aphrodite, une victoire Aptère ou une Polyxène,.. ce qui est certain, c’est que dans ce corps de femme aux lignes admirablement pures et aux contours harmonieux, dans ce visage d’une sérénité plus qu’humaine, il a laissé à travers les âges une des expressions les plus hautes de la Beauté idéale. » C’est en effet une idée qui gagne et qui se répand tous les jours davantage, que, comme le sculpteur et comme le peintre, le poète a le droit de ne se préoccuper dans son œuvre que de la réalisation de la beauté. Bajazet ou Andromaque n’ont pas de signification morale, et le moindre défaut de Ruy Blas ou de Marion Delorme n’est pas d’en avoir une. On le saurait depuis longtemps, si, sous prétexte d’élargir la critique, on ne l’avait pas faussée plutôt en étendant à la poésie les conditions ou les lois des genres en prose. La théorie de l’art pour l’art, inacceptable dans le roman, et discutable au théâtre, ou tout au moins dans la comédie, est défendable dans la poésie pure ; et si l’on n’admettait pas, avec M. Bourget, que, sous son apparente impassibilité, l’auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares n’est demeuré insensible ou indifférent à aucune des misères de son temps, alors, dans notre littérature, la théorie n’aurait pas de plus éclatante justification ou de plus solide et de plus inébranlable support que le Rêve du jaguar, ou le Sommeil du condor, ou Khiron, ou Qaïn.

Tout en les discutant, j’inclinerais volontiers, on le voit, à partager en