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Quelque sérieuses que soient les affaires de la vieille Europe, elles ne sont plus les seules, et le monde est aujourd’hui un vaste théâtre où se déroulent bien des scènes qui intéressent tous les peuples. Il n’y a que quelques jours, au banquet de Guildhall, lord Salisbury prétendait qu’il étonnerait peut-être ceux qui l’écoutaient en leur apprenant que depuis quelques années les affaires d’Afrique intéressaient le Foreign-Office plus que celles de l’Europe ; que l’Afrique, si longtemps négligée, occupait désormais plus que nulle autre partie du globe les ministres des affaires étrangères des grandes puissances. Il y avait, sous une apparence humoristique, une part de vérité dans ce langage.

Le fait est que de tous côtés aujourd’hui l’Afrique est assiégée ; par la France au nord et au Sénégal, par l’Italie dans la Mer-Rouge et en Abyssinie, par l’Angleterre au sud et sur le Zambèze, qu’elle dispute au Portugal, par l’Angleterre encore et par l’Allemagne à Zanzibar, sans parler de l’état nouveau du Congo placé sous le protectorat belge. Pendant ce temps un congrès se réunit à Bruxelles pour attaquer l’esclavage en combattant la traite, et à cette heure même se dénoue un drame africain des plus émouvans qui rappelle les hasardeuses et héroïques expéditions de la découverte du Nouveau-Monde. On sait qu’il y a quelques années un homme à l’esprit aventureux, Allemand d’origine et converti à l’islamisme sous le nom d’Émin-Pacha, s’est enfoncé au cœur de l’Afrique par le Soudan, par Khartoum et Wadelaï, marchant sur les traces de l’infortuné Gordon et reprenant son œuvre. Qu’était devenu Émin-Pacha ? Était-il tombé dans ses luttes contre les mahdistes ou sous les coups de ses propres soldats ? Était-il encore vivant ? avait-il été rejeté plus avant dans les déserts africains ? On ne le savait plus, lorsqu’un homme, non moins hardi, de race américaine, M. Stanley, de son côté, entreprenait de 6e jeter dans l’intérieur de l’Afrique pour se mettre à la recherche d’Émin-Pacha. Qu’était devenu à son tour Stanley ? Pendant longtemps on ne l’a pas su davantage. On sait aujourd’hui que depuis deux ans il a traversé les espaces inexplorés de ce continent noir, reconnaissant sur son chemin ces vastes et impénétrables contrées, ayant à soutenir des combats meurtriers contre les tribus sauvages, à se défendre des influences d’un climat mortel, à demi vaincu quelquefois par la maladie, puis se relevant par son courage, dominant les fatigues et les dangers. Et, de fait, Stanley a fini par rejoindre Émin ; il est revenu avec lui à travers le continent africain, et ces deux hommes, qu’on croyait perdus, n’étaient plus tout récemment qu’à quelques journées de Zanzibar. Ils reviennent de loin ! C’est à coup sûr un des plus curieux et des plus saisissans épisodes de notre temps. Peut-être, à la vérité, ce voyage héroïque à travers l’inconnu n’est-il pas destiné à avoir des résultats sensibles et immédiats ; il peut du moins fournir des données précieuses sur ces régions de l’esclavage noir qu’on attaque aujourd’hui de toutes parts.