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Toute une série de précautions était donc nécessaire, et le roi, en propre personne, ne dédaigna pas de régler le détail. Louis XV, en effet (qui s’y serait attendu ? ), si lent à s’émouvoir et si indifférent d’ordinaire, avait pris cette fois l’affaire singulièrement à cœur. C’était lui, nous assure d’Argenson, qui avait tracé de sa main la future répartition des territoires, se montrant très bon géographe, au fait de la nature et de l’importance de toutes les positions topographiques, et très flatté de faire voir ses connaissances. Je suis tenté de croire aussi que ce qui lui plaisait le mieux dans cette opération occulte, c’était précisément le mystère dont il convenait de l’envelopper, car, par un penchant vraiment étrange pour un souverain presque absolu, il aimait à agir dans l’ombre, à faire mouvoir des ressorts cachés : penchant qu’il garda jusqu’à la fin de ses jours et qui le conduisit (j’ai eu occasion de le raconter ailleurs) à organiser toute une diplomatie secrète, opérant à l’insu, et souvent à l’encontre de sa diplomatie officielle. Pour le moment, il se bornait à conspirer avec un de ses ministres, en cachette de tous les autres ; car il avait sévèrement défendu à d’Argenson d’entretenir du projet en question aucun de ses collègues, et d’Argenson, flatté de se trouver ainsi en tête à tête avec le maître et seul confident de sa pensée, n’en était que plus attaché à l’heureuse idée qui lui faisait faire un si grand pas dans la faveur royale[1].

« Je trouve bon, écrivait le roi, que Champeaux aille à Turin, qu’il soit bien déguisé, car il doit être connu dans ce pays-là, et qu’il n’y demeure que quatre jours, après quoi toute négociation sera rompue. » — Champeaux dut donc prendre un habit ecclésiastique, éviter les routes ordinaires, où des rencontres fâcheuses eussent été possibles. Le soi-disant abbé Rousset partit ainsi de Paris, le 5 décembre, franchit à cheval le grand Saint-Bernard, par un froid intense, à travers des précipices et des fondrières, et le 20 au soir, il débarquait à Turin, sans que rien eût trahi son incognito[2].

Cette fois, les précautions étaient prises pour éviter les malentendus et dissiper les méfiances. Le négociateur clandestin apportait trois propositions qui, bien que liées l’une à l’autre et formant un tout complet, pouvaient être débattues séparément. La première n’avait évidemment pour but que de séduire, et, si on peut ainsi parler, d’allécher le roi de Sardaigne, car on ne lui parlait que de ses intérêts, de ses droits au duché de Milan, dont il avait

  1. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 285.
  2. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 286, 287. — Champeaux à d’Argenson, décembre 1745. (Correspondance de Turin. — Ministère des affairés étrangères.)