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secours puissant qu’il pouvait désormais attendre, eût été si pressé de lâcher la partie.

L’impatience était grande à Paris, et Champeaux, reçu par d’Argenson à son débotté, fut emmené sur-le-champ à Choisy, où le roi l’attendait. Au premier moment la satisfaction fut très vive et le succès, si rapidement obtenu, semblait passer les espérances. Le roi, aussi exalté que son ministre, examina avec soin les modifications opérées dans le projet de partage, débattit chaque point avec une connaissance des faits, une précision de termes, et résuma le débat, avec une ardeur qui s’élevait jusqu’à l’éloquence, dont Champeaux (avait dit d’Argenson) resta dans la stupéfaction : il ordonnait en maître, et discutait en ministre. A la réflexion pourtant, ce beau zèle subit quelque refroidissement, et des difficultés apparurent qu’en conscience il n’était pas impossible de prévoir[1]

Ce n’était pas seulement d’Argenson qui ne se résignait pas sans peine à voir s’évanouir la plus brillante partie de son beau rêve : ce n’était pas seulement la forme insolite du document qui, laissant plusieurs points obscurs, pouvait donner lieu à de grands malentendus. Mais un courrier, parti le même jour que Champeaux, portait à Montgardin les pouvoirs nécessaires pour conclure un armistice entre les trois armées belligérantes, et Montgardin avait ordre d’insister pour que cette suspension d’armes fût signifiée sans délai aux trois armées en campagne. C’était une conséquence naturelle de l’accord intervenu, et la plus précieuse aux yeux de Charles-Emmanuel, très pressé à son tour d’aller vite en besogne pour sortir de la situation critique où il se croyait réduit. Cette demande, très explicable à son point de vue, n’en jetait pas moins son nouvel allié dans un extrême embarras.

Rien n’était définitivement arrêté, en effet, tant que l’assentiment de l’Espagne n’était pas obtenu : on s’en était porté fort d’avance, sans qu’on eût même essayé de le réclamer, d’Argenson pensant que la vraie manière de venir à bout d’Elisabeth était de la mettre en face d’une décision prise et d’un fait accompli. Fort de la confiance et de l’entrain qu’il voyait au roi, il s’était senti prêt à braver sans sourciller des fureurs impuissantes : résolu, si la reine criait trop haut, à la réduire au silence en la menaçant de passer outre sans elle et d’abandonner l’Espagne, son armée et son prince à leur mauvais sort. Au moment d’agir pourtant, et de déchaîner un orage qui allait avoir des échos dans l’intérieur royal, l’épreuve paraissait plus rude et le succès moins certain qu’à distance on ne s’en était flatté. En tout cas, d’ailleurs, il fallait au

  1. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 285.