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moins quelques semaines pour envoyer la nouvelle à Madrid, l’y faire prendre en douceur et attendre le retour du courrier. Et dans l’intervalle, comment suspendre les opérations militaires, quand aucun engagement ferme n’était encore pris et que tout pouvait d’une heure à l’autre être remis en question ? Comment promettre qu’on pourrait arrêter la marche des Espagnols qui s’avançaient au même moment à fond de train à travers les plaines de Lombardie, et, déjà maîtres de tout le plat pays, s’apprêtaient à mettre le siège devant le château de Milan ? Et la France elle-même, pouvait-elle, sans avoir obtenu aucune garantie interrompre le blocus de la citadelle d’Alexandrie ? « C’était là, dit d’Argenson dans ses Mémoires, une grande difficulté… la citadelle était aux abois… Accordant l’armistice, il fallait lever le siège, et le roi de Sardaigne jouissant de cette réalité pouvait nous lâcher ensuite, et nous nous exposions à un éternel reproche de la part de l’Espagne… ne levant pas le siège, il n’y avait plus d’armistice. J’avoue que je n’ai rien vu de si embarrassant que le parti à prendre sur cela[1]. » D’Argenson n’ajoute pas que l’embarras était encore accru par ce fait, qu’à Alexandrie, pas plus qu’ailleurs, on ne pouvait rien faire sans le consentement des Espagnole, puisque les opérations du siège étaient conduites, de compte à demi, par les deux armées alliées, et que le commandant qui y présidait, en vertu de la supériorité de son grade, était le comte de Lasci, officier au service de don Philippe.

La question étant, à tout prendre, plus militaire que diplomatique, force était de recourir au jugement d’une autorité compétente. Persistant dans son système de mystère, le roi aurait voulu pourtant éviter encore de s’ouvrir avec son ministre de la guerre. Il proposait de consulter le vieux maréchal de Coigny, qui avait autrefois commandé des armées en Italie. D’Argenson éprouva plus de scrupule et força en quelque sorte la main au roi pour que le comte, son frère, fût averti d’un point qui mettait sa responsabilité si fort en cause et appelé à se prononcer[2].

La surprise du comte, en apprenant l’état des choses et le point où elles étaient déjà avancées, fut extrême et son mécontentement visible. D’heure en heure, il attendait la nouvelle de la reddition de la citadelle où la famine commençait déjà à se faire sentir. La pensée de lâcher prise sur la foi d’une parole en l’air et d’un papier en partie inintelligible lui causa une sorte d’indignation, qu’il ne cacha pas. D’Argenson croit devoir imputer le déplaisir qu’il laisse voir à la jalousie du succès fraternel. Il n’y a vraiment pas lieu d’aller chercher si loin pour comprendre quelle répugnance un

  1. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. VII, p. 290).
  2. Journal de d’Argeman,t. VIII, p. 294.