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misérables taudis jusqu’aux débauches élégantes des fils de famille. À côté du sieur Ramp et sa maîtresse, dont Frans Hals, avec son brio magistral, a retracé le couple épique, voici Steen et les plaisanteries épicées de ses tabagies ou des mauvais lieux dans lesquels, après boire, on dévalise les naïfs qui s’y laissent attirer ; plus loin, c’est Pieter de Hooch et Vermeer de Delft et le personnel équivoque des intérieurs où ils nous mènent ; ou enfin, même chez de plus réservés, comme Ter Borch et Metsu, les manèges suspects et les pourparlers peu avouables des coquettes de haut bord. Avec les œuvres de ces peintres et de leurs émules ou de leurs imitateurs, — Dirk Hals, Pieter Codde, Palamedes, J. Kick, J. Duck, Pieter Potter, W. Duyster, Molenaer et bien d’autres encore, car ils sont légion, — il est possible d’assister aux transformations successives de la galanterie à ce moment ; de voir, chez les primitifs, des soldats pillards et maraudeurs s’approprier de vive force des faveurs que plus tard ils paieront à beaux deniers ou qu’ils partageront avec les riches désœuvrés.

On dirait que ceux-là mêmes dont la vie d’ordinaire est correcte éprouvent quelquefois le besoin de montrer ce que leur coûte leur sagesse et jusqu’où ils peuvent aller quand ils s’en affranchissent. Des gens habituellement sobres et tempérans deviennent à l’occasion des buveurs et des mangeurs d’une capacité pantagruélique. À certaines noces ce qu’on vide de bouteilles et ce qu’on consomme de viande est effrayant. Hooft trouve ces excès dignes des animaux les plus immondes, et il compare à ce propos Amsterdam « à l’île de Circé où les hommes sont changés en pourceaux. » Dans les premiers temps, aux jours de fête des corporations militaires ou artistiques, les repas étaient d’une frugalité extrême : quelques harengs, quelques pots de bière en faisaient tous les frais. Par la suite, ce sont des ripailles qui se prolongent outre mesure : à Harlem, pour le tirage des loteries organisées par la Gilde de Saint-Luc, les associés passent trois jours pleins à table, et les grandes toiles de Van der Helst nous édifient sur les dimensions des cornes à boire que vident les membres de la garde civique et sur la contenance des tonneaux qui sont défoncés pour eux. Aussi, après de telles libations, les yeux de ces braves gens sont-ils singulièrement allumés et leurs carnations luisantes et rubicondes.

Du moins, on ne les accusera pas d’hypocrisie ; tout cela se passe au grand jour. Ce sont des écrivains hollandais qui nous racontent ces prouesses et des peintres hollandais qui en ont transmis le souvenir à la postérité. Si nombreuses, du reste, que soient ces images, elles ne tiennent cependant qu’une place assez restreinte en regard de l’énorme quantité de portraits, — ceux-là pleins de convenance et irréprochables, — qui ont été peints, gravés ou dessinés en