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seulement faciliter l’alimentation des pauvres gens en leur livrant à bas prix une graisse purifiée propre à la cuisson des alimens et d’ailleurs inoffensive, grâce aux soins avec lesquels la margarine était préparée. Ces considérations parurent si probantes qu’en 1872 le conseil d’hygiène et de salubrité de la Seine autorisa la vente de la margarine, sous son véritable nom, à la suite d’un rapport favorable de M. Boudet, un savant d’une compétence indiscutable, et dont le nom fait autorité pour tout ce qui concerne la chimie des substances grasses.

Malheureusement, en prononçant cette décision, le conseil d’hygiène s’était engagé dans une fausse voie. Il supposait d’abord gratuitement que tous les industriels préparant de la margarine opéreraient toujours conformément aux règles les plus strictes de l’hygiène, ensuite que le produit serait toujours loyalement vendu sous son vrai nom. C’était bien mal connaître la niaiserie du public et la mauvaise foi des falsificateurs. Comme nous l’avons répété plusieurs fois au sujet des vins, les consommateurs ne se soucient guère d’un produit de qualité inférieure lorsqu’il est offert pour ce qu’il est réellement ; en revanche, ils achèteront volontiers ce même ingrédient décoré d’un nom qu’il ne mérite point. Les marchands de comestibles qui débiteront de l’oléomargarine sous l’étiquette de « beurre de vache » ou de « beurre » tout court ne manqueront jamais de cliens, surtout s’ils se contentent d’un bénéfice raisonnable, et vendent à bon marché.

Il est certain que, préparés à l’oléomargarine, les plats sont indigestes, malgré l’avis du conseil d’hygiène. Peut-être l’inconvénient serait-il un peu atténué s’il s’agissait, au lieu de pommes de terre frites, d’autres apprêts ou ragoûts, de légumes verts sautés, et encore à la condition que ces alimens soient destinés à nourrir de vigoureux adultes. En tous les cas, une semblable cuisine, le plus souvent dangereuse pour les enfans, est de nature à incommoder gravement tous les consommateurs jeunes ou vieux lorsque l’animal qui a fourni la graisse n’est pas irréprochablement sain[1]. La trichine, le tænia, persistent à l’intérieur du soi-disant beurre et conservent toute leur nocivité : l’inconvénient n’est même pas rare dans le cas des graisses d’origine allemande. Mais s’il est une région où l’oléomargarine triomphe sans conteste, au détriment du véritable bourre, ce pays est l’Amérique du Nord ; là justement où, préparée sur une plus vaste échelle qu’ailleurs et sans précautions suffisantes, la drogue est le plus pernicieuse. Suivant M.

  1. Il y a plusieurs années de cela, nous demandâmes à un jeune ingénieur-chimiste, employé dans une vaste usine de beurre artificiel, s’il consentirait à faire usage pour sa consommation personnelle des matières dont il surveillait la fabrication. Il nous répliqua : « Quelle horreur ! Jamais de la vie ! »