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Cette immigration, qui progresse toujours au lieu de se ralentir, commence à susciter des jalousies et des rancunes dans certaines régions où, contrairement à la loi, des patrons font venir de l’étranger des ouvriers engagés par contrats à l’avance, à ce point qu’il est proposé aujourd’hui d’appliquer des mesures restrictives contre les futurs arrivans d’Europe, tout comme on a déjà procédé à l’égard des Chinois.

Nous avons vu tout à l’heure comment la terre était dédaigneusement abandonnée par un maître trop changeant : des régions entières à cette heure restent à l’abandon, et sont vite reprises par une végétation aussi parasite que luxuriante. Comment le sol ne s’avilirait-il pas après de pareils traitemens ? Voilà pour la terre elle-même : interrogeons maintenant les mœurs du cultivateur américain et de sa famille, comparées aux mœurs de France.

Posons d’abord en principe qu’à l’inverse de notre paysan, que le labeur anoblit, le fermier américain considère comme une vraie déchéance de mettre lui-même la main à la charrue ou à la bêche. Le métier de petit cultivateur ou de jardinier ne lui est pas en honneur : seule, la grande culture trouve grâce à ses yeux. Il ne s’accommode que d’une semeuse ou d’une moissonneuse, tirée à deux ou quatre chevaux, qui le promène comme un gentleman farmer à travers de vastes exploitations. Quant à la femme, dont le concours domestique pourrait jouer là-bas un si grand rôle dans le confort et dans l’épargne familiale, elle ignore ou néglige tout ce qui est de son domaine propre : point de ménagères ni de maraîchères. Aussi est-il peu de pays où le légume, source journalière de recettes partout ailleurs, reste aussi rare ou aussi inférieur de qualité. En outre, il ne faut pas perdre de vue que la plupart des fermiers sont de simples garçons de ferme ou artisans venus d’Europe, recrutés dans les dernières couches campagnardes, sans connaissances techniques : fermiers-maîtres improvisés, ils ne songent point à s’instruire et continuent à traiter le sol comme de vrais manœuvres. De plus, l’autorité du chef de famille, indispensable comme direction, ne se fait pas sentir, parce que l’esprit de famille est lettre morte. L’enfant mâle, aussitôt qu’il a atteint ses douze ou quinze ans, s’échappe et court chercher fortune ailleurs ; les filles, encore mineures, se dirigent du côté des grandes villes industrielles qui les attirent. Dans ce pays de liberté à outrance, dont Dieu nous garde ! le père resterait impuissant, le voudrait-il, à retenir à ses côtés sa progéniture comme aide naturel de ses travaux : la loi ne le lui permet pas, et l’intervention du détective, s’il le tentait, lui donnerait tort.

D’où la nécessité de recourir à des domestiques ou à des