Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

retiennent, captivent à jamais sa curiosité. Sa vue acquiert une finesse inouïe, elle conserve gravée l’image des formes et des couleurs, telles qu’elles se montrent à sa naïve contemplation, dans un tourbillonnement continu. Sa pupille s’imprègne de visions. Il peut fermer les paupières : ce qu’il a vu, il le retrouve présent devant lui.

En même temps, les qualités supérieures de son intelligence s’affaiblissent, ou bien, faute d’usage, s’atrophient. Son esprit devient incapable de rien saisir qui ne soit une image précise et colorée. Le moindre effort de généralisation abstraite lui est interdit. Non pas qu’il soit simplement une sorte de miroir où se reflètent tous les aspects d’une nature légère et mouvante ; car il a sa façon bien à lui de voir et de sentir, et il se met tout entier dans sa vision, avec les traits particuliers de son tempérament individuel. Parfois il est touché surtout du mouvement des choses, d’autres fois de leurs formes et de leurs couleurs, d’autres fois encore il les contemple avec une émotion si profonde qu’elles se réfléchissent en lui tout enveloppées d’une mystérieuse poésie. Mais toujours c’est dans ses yeux que s’est réfugiée son âme, ne lui laissant de pensée que pour ce qui est capable d’un aspect visible et matériel.

Rien d’instructif, à ce point de vue, comme la littérature japonaise[1]. Dans les poèmes, dans les légendes, dans les romans, dans les drames, les idées abstraites font entièrement défaut. Les sentimens, en revanche, atteignent quelquefois à une noblesse singulière, mais les sentimens les plus nobles se traduisent par d’immédiates images, pleines de fraîcheur, de justesse, d’élégance. En voici quelques exemples ; nous les avons choisis à dessein parmi les rares poèmes classiques du Japon qui ne sont pas purement descriptifs :


— « Mon corps abandonné, ne pouvant suivre celui qui est devenu esprit, séparé de toi dès le point du jour, je soupire de tristesse, ô mon prince ! Éloignée de toi, je suis violemment agitée.

« Si tu étais pierre précieuse, je te porterais en bracelet ; si tu étais vêtement, je ne trouverais pas le temps de me déshabiller. Ô mon prince ! c’est toi que mon amour a vu en songe la nuit dernière.

— « Dans ce monde, il n’y a point de voie… je songe à me retirer dans la profondeur de la montagne, et là encore le cerf pleure.

  1. Un grand nombre d’ouvrages japonais ont été traduits dans les diverses langues européennes. Citons seulement deux volumes allemands de M. de Langegg, Midzuho Guxa (Leipzig, 1880), le volume anglais de M. Mitford, Tales of old Japan (Londres, 1876) et l’Anthologie japonaise de M. de Rosny (Paris, 1871).