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n’apporte pas devant les choses qu’il veut peindre une conception particulière de l’art et de la vie. Pour représenter ce que l’on voit, encore faut-il savoir qu’on doit le faire, et comment, et un peu pourquoi.

Les peintres japonais n’ont pu se passer, eux non plus, de théories esthétiques. La vérité est même qu’ils ont subi plus vivement que leurs confrères européens l’influence des théories : on n’imagine pas un art où les règles aient eu plus de poids, où la division des écoles ait été plus radicale. Mais, faute d’une intelligence capable d’abstraire et de raisonner, les peintres japonais ont obéi à des théories arbitraires qu’ils adoptaient sans chercher à les comprendre. De très bonne heure se sont formées chez eux des traditions, la plupart venues de Chine : le jeune peintre les prenait de son maître, les suivait scrupuleusement. ; il ne développait son talent personnel que dans la limite qu’elles lui imposaient.

C’est ainsi que ces observateurs passionnés de la nature, ces artistes qui ont plus regardé et mieux vu que tous autres le monde extérieur, ne sont jamais parvenus à perfectionner leur connaissance du modelé et de la perspective linéaire. Plusieurs y ont tâché au XVIIIe siècle ; mais rien n’est plus gauche que leurs imitations de notre perspective, et s’ils arrivent à des effets de relief, c’est par des miracles d’invention fortuite. Tout ce qui, dans la peinture, exige un effort d’abstraction ou de raisonnement, c’est tout cela qui manque aux peintres japonais. Ils ont les yeux trop enivrés de leurs visions ; l’esprit trop paresseux ; trop de respect pour les règles qu’on leur a enseignées.

Un défaut plus grave de leur esthétique est le vague où elle se tient touchant le conflit essentiel de la vérité et de la beauté. Presque tous les peintres japonais ont eu la conviction que le beau était distinct du vrai, et qu’il fallait modifier la nature pour la faire entrer dans l’art. Mais en quoi la modifier ? Ils n’osaient le deviner par eux-mêmes et se réfugiaient dans l’observation docile et irréfléchie des vieilles traditions. Longtemps, par exemple, il a été convenu dans l’école dominante que les campagnes du Japon manquaient de noblesse et que la beauté naturelle existait seulement dans les campagnes de la Chine : en conséquence, les peintres japonais ne peignaient que des paysages chinois, des sites d’un romantisme tout artificiel, sans autre secours que les leçons de leurs prédécesseurs et l’essaim de visions et de fantaisies qui tourbillonnait dans leurs yeux. L’un d’eux poussait même le culte de la beauté chinoise jusqu’à représenter des personnages chinois dans une vue de Kioto qu’on lui avait commandée. Les diverses écoles avaient ainsi des traditions spéciales, toutes issues d’une impuissance foncière à