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— Serge Nestorovitch, dit-elle en souriant, voulez-vous vous moquer de moi ou de vous-même ? Je croyais que c’était la science votre fiancée. Quant à moi, j’ai besoin de toute ma liberté pour parvenir. Non, non, point de joug, ni pour vous, ni pour moi !

Kroubine haussa les épaules en souriant. Deux ans plus tard, un caprice l’ayant conduit à la campagne, il y rencontra Véra, qui s’était faite garde-malade et infirmière. Elle savait autant de médecine qu’aucun médecin de village, même davantage ; mais, comme il ne lui était pas permis d’exercer pour son compte, la courageuse jeune fille se fit l’auxiliaire des médecins et leur devint bientôt indispensable. Kroubine la consultait souvent. Quand il confiait un malade à ses soins, il avait l’habitude de dire : « C’est comme si c’était moi-même, et même mieux, car elle a la main plus légère et plus douce. »

Lorsqu’en parlant ainsi, il voulait parfois s’emparer de cette main veloutée, Vera, qui n’avait pas changé de sentiment, lui disait en souriant : « Mais, Serge Nestorovitch, à quoi donc songez-vous ? » Ou bien : « Mon ami, je vous prenais pour un homme sérieux. » Ou enfin, et ceci était le plus douloureux au jeune homme : « Monsieur le docteur, vous vous trompez ; je me porte, grâce à Dieu, parfaitement bien ; je n’ai pas besoin que vous me tâtiez le pouls. » Alors Kroubine lâchait la petite main molle en soupirant et se mettait à parler d’un nouvel appareil ou d’un médicament récemment découvert.

Ils se séparèrent de nouveau et se retrouvèrent, quelque temps après, dans une ambulance à Plewna.

La guerre avec la Turquie avait fait naître dans toute la Russie une agitation fiévreuse, — non pas ce qu’on appelle vulgairement un feu de paille, mais un enthousiasme fort, tenace, durable, qui, pareil à un feu souterrain, ne fait pas de bruit et ne s’éteint pas facilement. Aussi Kroubine, le sceptique, et Véra, la belle au cœur de glace, furent-ils des premiers possédés de ce feu sacré. Il se présenta comme médecin. Elle s’offrit comme infirmière. Puis, un beau jour, ils se rencontrèrent, surpris, au chevet d’un artilleur blessé.

— Vous ! Vérouschka.

— C’est bien à vous, Serge Nestorovitch, d’être ici.

— Et que dirai-je donc de vous, Véra !

Mais ce n’était pas le moment de s’attarder aux complimens. Les terribles combats avaient amassé dans les hôpitaux militaires des milliers et des milliers de blessés qui avaient besoin de secours immédiats et dont les souffrances passaient toute description. Cependant, Kroubine ayant pu disposer d’un court moment pendant