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272 REVUE DES DEUX MONDES. mélancolique cnnuageait son front, voilait ses yeux d’une ombre que l’on n’était pas accoutumé à y remarquer. Car, sans être bruyante ni folle le moins du monde, la jeune fille avait cette gaîté douce qui est presque toujours le reflet de la bonté et le signe extérieur d’une belle santé d’âme. Le bal se traînait un peu languissamment à travers valses et quadrilles, les danseurs et les danseuses accusant quelque fatigue. Du reste, à la campagne, ou, pour mieux dire, dans la vie de châ- teau, les soirées sont toujours plus ou moins ensommeillées : quand on n’a rien fait de la journée, on est engourdi; quand on s’est agité en plein air, c’est harassé qu’il faut dire. Aussi, peu après minuit, tous les invités étaient-ils partis ou couchés. Frantz, toujours à l’affût, avait été frappé de la tristesse de Marie-Madeleine et de l’allure inquiète, pour ainsi dire trépidante, du baron. C’était pour lui double prétexte à réflexion. Et puis, il avait souffert de la chaleur, du piano, de la conversation, même un peu de la danse, quoiqu’il en eût très modérément usé, et seu- lement du quadrille. Bref, il éprouvait le besoin de prendre l’air en rêvant, en rêvant les yeux grands ouverts et orientés vers cer- taine fenêtre qu’il connaissait bien : la seconde après le retour de l’aile, dans la partie gauche du château, au premier étage. Les contrevensde cette fenêtre étaient, d’ailleurs, toujours clos le soir; mais on pouvait, en général, apercevoir, jusqu’à une heure assez avancée, un filet de lumière ourlant les contours des volets. Et il n’en faut quelquefois pas davantage pour faire battre un cœur d’homme. Ce soir-là, par une singulière fortune, soit oubli, soit intention, les volets n’avaient pas été fermés. De sorte que Frantz pouvait voir la fenêtre, éclairée par les flammes de deux bougies qui pro- jetaient une tache lumineuse sur la sombre façade endormie, luire comme un phare, au flanc du château, dans la nuit calme sans lune et sans étoiles. De temps à autre, une ombre passait derrière les rideaux bleus, très clairs de ton et de tissu, semés d’oiseaux et de figures étranges. — Grâce à un phénomène fort connu de tous ceux qui ont, ne fût-ce qu’une fois, monté sentimentalement la garde de- vant une maison close et habitée, il semblait à Frantz que des yeux l’épiaient, qu’il ne pouvait que deviner, mais dont il sentait le re- gard invisible peser sur lui, le gênant dans sa marche et dans ses manœuvres, le raillant de sa constance, défiant son audace ou sa timidité. Si bien qu’après quelques allées et venues à découvert, il pré- féra abriter sa promenade derrière une charmille dépouillée, qui protégeait ses évolutions sans lui interdire tout à fait la vue de la