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HALLALI ! 25 La vieille dame, avec un ton doux qui sonnait faux, semblait bafouer son monde. C’était évidemment une fausse bonne femme, enragée de vieillir et ne caressant d’abord la jeunesse que pour la mieux égratigner ensuite. Elle braquait son grand lorgnon d’écaillé, face-à-main datant des beaux jours de la Restauration, sur son petit— iîls et sur M. Real, à tour de rôle, sans que rien trahît, dans son regard, plus de sollicitude ou de bienveillance pour le dernier rejeton de sa famille que pour l’ami de sa petite belle-fille. Pour- tant, M. de Ruttencourt parlait à sa grand’mère avec le respect le plus affectueux, l’appelant: « Ma mère. » — Et, en effet, c’était elle qui avait élevé son petit-fils, ou plutôt qui l’avait fait élever, son fils et sa belle-fille étant tous deux morts jeunes. — Vous avez eu tort, — reprit-elle encore, mais en s’adressant particulièrement au baron, — de renoncer si vite à la chasse. Cela étonnera bien des personnes et en fera jaser quelques-unes. M. de Ruttencourt détourna la tête, puis s’approcha, comme pour se donner une contenance, des rayons que garnissaient les livres déjà lorgnés par lui. Alors, la douairière, se penchant vers Frantz : — Ah! dit-elle entre haut et bas, monsieur notre ami, vous aussi, vous êtes sujet aux migraines, même les jours de chasse à courre?.. Mais, c’est vrai, vous avez mauvaise mine! Je ne savais pas que les écrivains en rupture de ban fussent de complexion si délicate et boudassent si aisément contre leurs plaisirs. Involontairement ou à dessein, elle avait accentué d’un ineffable mépris pour la gent écrivassière sa phrase doucereuse et am- biguë. — Que voulez-vous, madame? riposta le jeune homme sans éle- ver la voix (car il savait que la vieille dame n’était sourde que pour son agrément). Il peut nous arriver de reculer devant une fatigue physique à laquelle nous ne sommes point habitués, tout comme il arrive... à d’autres de reculer devant un effort intellectuel, dont ils ne sont pas davantage coutumiers. — Rref, une petite lâcheté? — Accident vulgaire, chère madame. — Raste! un prétexte, plutôt, pour venir vous enfermer dans la bibliothèque, affreux déchilïreur et barbouilleur de grimoires ! Et, baissant encore la voix : — C’est si bon la solitude à deux, hein ?.. Je sais bien que vous êtes trois; mais vous n’aviez guère prévu l’accident de Rodolphe, n’est-il pas vrai?.. Oh! ne regimbez pas. Vous n’êtes pas le seul... Et je vois clair avec mes yeux de soixante-cinq ans, assistés de leurs auxiliaires.