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groupe compact, solide et résolu, qui disputât peu et ne se laissât guère entamer par les disputeurs. Discipliner le parti du centre, ce fut son œuvre, et il y réussit. Mais une grande faute, qu’il a reconnue lui-même, ou à peu près, ne laissa pas de compromettre cette œuvre utile et de lui ôter quelque chose de sa solidité. On a beau être un intransigeant du centre, on reste un intransigeant. On l’est de caractère ; on est entier, tranchant, altier, et, malgré un grand goût pour la discipline des autres, indiscipliné. Guizot le fut en 1838. Il quitta son parti pour suivre ses rancunes. Il donna à son groupe, pour renverser Molé, l’exemple de l’indiscipline, qu’il n’admettait pas contre lui-même. Il s’agrégea à une coalition parlementaire dont les suites, à la vérité, le ramenèrent au pouvoir en 1840, mais qui, sans aucun doute, avait, en déconcertant l’opinion conservatrice, ébranlé la base même du régime. En 1840 il retrouvait sous sa main son parti, et fidèle encore, mais qui avait passé par une trop rude secousse pour avoir gardé toute sa cohésion ; et dès lors le fondement où il s’appuyait était à la fois et moins ferme et plus étroit.

Cela au moment où, aux difficultés premières, indiquées plus haut, des difficultés nouvelles, ou les mêmes prenant un caractère nouveau et plus grave, venaient s’ajouter. C’était une époque plus divertissante pour l’observateur ou l’historien que pour l’homme d’état. Il n’y en a pas eu, je crois, où la France intellectuelle ait été plus divisée, plus dispersée, et, dans les directions différentes où elle s’élançait, plus ardente. Le XVIIIe siècle, avec ses deux grands partis très tranchés, et dont l’un, très faible, est moins agité ; la restauration, avec ses trois partis, mais partis presque exclusivement politiques, est moins violemment tirée en sens contraires. La multiplicité des opinions philosophiques, religieuses, politiques, économiques, « sociales, » et la contrariété extrême de ces opinions, et leur audace violente, caractérisent particulièrement le règne de Louis-Philippe, et plus précisément la période de 1838 à 1848. C’est ce que Guizot a appelé, d’un mot très juste, quoique véhément, selon la manière qui lui était trop accoutumée, « l’anarchie intellectuelle. » Elle était incontestable. Nul temps où, à la lettre, tout ait été remis en question plus complètement. Il faut se figurer non pas mille petits Voltaire et petits Montesquieu, mais mille petits Rousseau, tous voulant, chacun dans son sens, refaire et refondre exactement la société tout entière et le monde entier. À cette époque, tout est parti extrême. Il y a là légitimistes, ultra-montains, bonapartistes, républicains, socialistes, et socialistes de dix écoles différentes ; et tous sont immodérés, les légitimistes étant absolutistes, les ultramontains étant jésuites, les bonapartistes étant despotistes, les républicains étant radicaux, les