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/l86 REVUE DES DEUX MONDES. à-tête, nous en avons usé comme on en use souvent dans les mé- nages : à doses homéopathiques. Mais, reprit Frantz avec un peu de brusquerie, que pensent vos domestiques de me voir si souvent, presque tous les jours, rester seul avec vous ? — Je suppose qu’ils pensent que je me marierai bientôt... Ils l’ont, sans doute, entendu dire, si même on ne le leur a dit... Et puis, mon père n’est presque jamais dehors ; il travaille là-haut. Souvent, on peut le croire entre nous. Désirez-vous le voir? — Non. Vous savez bien que cette solitude m’enchante. — Alors?.. C’est le souci de ma réputation? Elle eut un haussement d’épaules presque involontaire et un sou- rire d’une tristesse touchante. — Il ne faut pas être plus royaliste que la reine, dit-elle, sur- tout quand la reine, non contente d’être détrônée, n’aspire même plus à régner. — Ce qui signifie, n’est-ce pas? que vous ne vous marierez point?.. Eh bien ! écoutez-moi. Il lui raconta la visite qu’il avait reçue la veille. Puis : — Vous voyez que votre réputation vaut encore qu’on la défende. A part le misérable qui vous a trompée, et que vous ne reverrez plus, puisque nous irons, si vous devenez ma femme, vivre à Paris, personne ne sait... — Personne, si ce n’est vous et moi, interrompit la jeune fille. — Moi, dit Frantz, j’ai tout oublié. — Mais moi, je me souviens de tout... Il faut que vous compre- niez, ami, que l’obstacle n’est pas à côté de moi, mais en moi- même. Je crois... je commence à croire que l’oubli volontaire ne serait au-dessus ni de votre courage ni de votre amour. Vos idées philosophiques peuvent, en tout cas, contribuer à vous donner l’il- lusion de la possibilité d’accomplir ce tour de force... quoique, en réalité, la simple foi chrétienne s’y doive bien mieux prêter encore, selon moi... Mais rappelez -vous, pardonnez-moi de vous rappeler que le premier efîet de la révélation que les circonstances me con- traignirent à vous faire, ce fut de vous inspirer un espoir... plus qu’un espoir: une tentative aussi injurieuse que justifiée, hélas !.. Enfin, soit, j’admets qu’une grande tendresse unie à la philosophie d’un sage doive parvenir à oblitérer même de si douloureux sou- venirs. Mais vous devez bien penser qu’une femme qui pourrait oublier sa propre indignité n’en aurait rien effacé... Voilà pourquoi je vivrai seule. Dans quelques jours ou dans quelques semaines, nous mettrons fin à cette comédie de fiançailles... que je vous sais gré pourtant d’avoir imaginée, puisqu’elle m’a permis de fuir Ru- bécourt sans rien révéler à Hélène et même en la tranquillisant.