Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/535

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fondation du Mont-Saint-Michel, qui devait prendre une place si haute dans les fastes de la France. La légende de saint Aubert qui s’y rapporte contient évidemment un fond de vérité. Essayons de dégager le remarquable fait psychique qui lui sert de base, des superstitions populaires et des embellissemens de la tradition cléricale.

Saint Aubert naquit en 660, aux environs d’Avranches, dans la seigneurie des Genêts, non loin du Mons Tumba, d’une des plus illustres familles de la contrée[1]. Il grandit sous le règne de l’ambitieux Ébroin, maire de Neustrie, le grand niveleur de l’époque mérovingienne. « Homme de naissance infime, disent les chroniques, qui n’aspirait qu’à tuer, à chasser ou à dépouiller de leurs honneurs tous les Franks de haute race, pour leur substituer des gens de basse origine. » Plus d’une fois le jeune Aubert avait accompagné son père à l’un de ces mâls ou assemblées en plein air qui étaient les grandes assises politiques du temps, où les seigneurs franks, en armes, décidaient de la guerre et de la paix, faisaient et défaisaient les rois. Car les Mérovingiens n’étaient plus, à cette époque, que des fantômes de rois, des mannequins entre les mains des maires du palais. Mais le respect superstitieux pour cette famille, épuisée par ses débauches et ses crimes, subsistait dans le peuple. La Neustrie et l’Austrasie se disputaient avec acharnement ces simulacres de royauté. Ce maire usurpateur les faisait élever sur le bouclier aux acclamations des Franks, puis les enfermait dans une ville et régnait à leur place. Presque tous finissaient ou assassinés, ou honteusement tonsurés, au fond d’un couvent. Ces temps, où l’on n’entendait parler que de guets-apens, de carnages et de supplices, furent aussi ceux des grandes vocations monastiques et religieuses. Dans ce déchaînement de passions furieuses naissaient des âmes humbles, uniquement faites de douceur et de pitié. Saint Martin, âgé de quinze ans et soldat en Pannonie, vit passer un pauvre presque nu, auquel personne n’avait fait l’aumône. Alors, partageant son manteau en deux avec son épée, il en donna la moitié au pauvre. La nuit, il vit en rêve Jésus revêtu de cette moitié de manteau, disant aux anges qui l’entouraient : « Martin qui est encore catéchumène m’a donné ce manteau. » Cette profonde et intelligente charité pour les humbles fut aussi le sentiment qui domina la vie de saint Aubert. Il distribua une partie de ses biens aux églises pauvres et, après avoir renoncé au monde, s’engagea dans l’état ecclésiastique. Il fut élu évêque d’Avranches, en 704, par le peuple et le clergé. Par nature, il était disposé à la solitude et à la contemplation.

  1. Annales du Mont-Saint-Michel, publiées par les révérends pères, 1876.