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chevaliers, est resté célèbre[1]. Mais plus attirante que tous ces épisodes est la figure de Bertrand Du Guesclin, qui fut capitaine de Pontorson et du Mont-Saint-Michel à la fin du XIVe siècle. Ce personnage n’occupe peut-être pas, dans nos histoires de France, la grande place qui lui revient dans la formation de l’âme et de la patrie française. Cette place, il la mérite d’abord parce qu’il offre un des plus beaux types du chevalier, et ensuite parce qu’il fut un des premiers en qui et par qui la France se reconnut et se constitua. Arrêtons-nous donc un instant devant ce fier Breton, qui se dresse au-dessus de ses contemporains comme un menhir au-dessus de petites rocailles.

Il naquit en 1320, près de Rennes, au château de Mothe-Broon, l’aîné de quatre fils et de six filles[2] Sa laideur le fit détester de son père et de sa mère, « de telle façon que souvent en leur cœur ils souhaitaient le voir mort ou noyé. » La privation de caresses produisit chez l’enfant l’obstination, la désobéissance, la révolte. Les valets le traitaient avec mépris et ils avaient pour ses frères et ses sœurs de mortifiantes préférences. Cette injustice flagrante souleva les passions violentes de sa forte nature, car le petit Bertrand avait une âme fière et indomptable. À six ans, mis à l’écart sur une chaise basse, sa mère et ses frères assis autour de la table, il prit un bâton, sauta sur la table et s’écria : « Vous mangez les premiers, je suis obligé d’attendre comme un vilain. Je veux être à table avec vous ; si vous dites un mot, je renverse tout. » Et comme sa mère le menaçait du fouet, il brisa tous les plats. À partir de ce moment, il fut considéré comme un vrai démon dans sa famille. Il ne l’était pas cependant ; un vrai fond de bonté se cachait sous cette rude écorce. À quelque temps de là, une religieuse vint en visite au château. C’était une juive convertie, très considérée pour son habileté en médecine et en chiromancie. Voyant Bertrand relégué dans un coin, traité de pâtre et de charretier par ses parens, elle lui dit : « Mon enfant, que celui qui a souffert la passion vous bénisse ! » Bertrand, croyant qu’elle voulait se moquer de lui comme les autres, la menaça de la frapper. Mais la religieuse lui prit la main d’un air compatissant, et, après avoir longuement étudié les lignes de la paume, lui prédit qu’il serait sage et heureux et que personne, dans le royaume de France, ne serait plus considéré. Vaincu par cette sympathie inaccoutumée, l’enfant changea subitement d’attitude. Un domestique passait, tenant un paon

  1. Dom Hugues, Histoire générale de l’Abbaye, t. II, p. 115.
  2. On connaît la Vie de Du Guesclin, par Froissart, par la chronique de Cuvelier et par la chronique anonyme.