Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/550

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout son vieux sang celtique et se leva comme un seul homme contre le roi de France. Du Guesclin, envoyé pour soumettre son propre pays avec une petite armée, fut renié, abandonné par tous les siens. Pour la première fois, il hésita et fut envahi par une crainte superstitieuse. Pouvait-il, avec une faible troupe, briser la volonté d’une héroïque province, braver sa terre natale ? Le dur Breton s’arrêta devant le granit de la vieille Bretagne et fit demander des secours au roi. Aussitôt ses ennemis le calomnièrent, l’accusèrent de trahison, et Charles le Sage eut la faiblesse de prêter l’oreille à ces insinuations. En l’apprenant, Du Guesclin sentit toute l’amertume de cette injustice ; il en éprouva la plus grande douleur de sa vie. Immédiatement, il renvoya au roi son épée de connétable. Charles le Sage, comprenant son erreur, la lui fit rapporter par Charles de Blois. Mais le vieux guerrier n’en était pas moins blessé au cœur, dans son sentiment le plus profond, celui de féal chevalier, dans la foi même de sa vie, sa foi au roi de France. Tristement il s’en alla guerroyer dans la Lozère. Au siège de Châteauneuf, il fut pris d’une fièvre mortelle qui devait l’emporter.

La dernière scène de cette vie est empreinte d’une grandeur austère et significative. Se sentant près de la mort, le connétable se fit revêtir de son armure et se coucha sur son lit de camp. Par la fente de la tente entr’ouverte, on apercevait des soldats inquiets, la tête nue, — puis des catapultes, des tours en bois, des machines de siège, au loin les murs de Châteauneuf. La garnison avait offert de capituler si, à un jour donné, elle n’était secourue par le roi d’Angleterre. On était à la veille de ce jour, et le grand connétable expirait, son œil mourant et toujours redoutable fixé sur la citadelle ennemie. Il remit son épée au maréchal de Sancerre, en le priant de la rendre au roi, « qu’il n’avait jamais trahi. » Puis il embrassa ses compagnons d’armes en les priant de toujours respecter « les femmes, les enfans et le pauvre peuple. » Il mourut peu après. Le gouverneur de la ville avait juré de ne se rendre qu’à Du Guesclin ; mais tel était le prestige du connétable, qu’en apprenant sa mort, le gouverneur vint déposer les clés de la ville devant celui qui avait été le premier et le plus loyal chevalier de la France, devant celui qui, prisonnier du prince de Galles, avait pu dire : « Si le roi Charles ne peut m’aider, j’ose me vanter qu’il n’est fileuse en France qui ne veuille gagner ma rançon en filant. »

Mais qui dira les dernières images, les suprêmes pensées qui passèrent devant l’esprit du guerrier blessé dans son honneur ? Comme un paladin de Charlemagne, il s’était battu toute sa vie pour « douce France » et pour le roi en qui elle s’incarnait. Or ce roi avait douté de lui, et cette France ressemblait toujours à une