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Mais, pour les invoquer, il faudrait d’abord avoir établi que ces vers, et généralement les discours de Cléante, sont l’expression de la vraie pensée de Molière. Or, on ne le peut pas plus qu’on ne peut rendre Molière solidaire, dans son Misanthrope, d’Alceste ou de Philinte ; et quand on nomme encore, à ce propos, le Chrysalde de l’École des femmes, on ne fait pas attention, si ce bonhomme parlait au nom de Molière, quels étranges conseils Molière nous aurait donnés, et qu’ils justifieraient les passages les plus violens des Maximes sur la comédie. En fait, les « raisonneurs » de son répertoire ne jouent pas le rôle du « chœur » dans l’ancienne comédie ; ils n’expriment qu’une partie de sa pensée seulement, celle qu’il croit la plus conforme aux préjugés de son public ; et leurs discours ne sont que l’appât qu’il jette au parterre. Et puis, ici, quelle est la distinction que Cléante essaie d’établir entre les « vrais » et les « faux » dévots ? Les faux dévots, ce sont, pour lui, tous ceux qui « étalent, » si je puis ainsi dire ; ce sont tous ceux qui pratiquent en quelque sorte ouvertement ; ce sont tous ceux qui ne se cachent point de leur dévotion comme d’une faiblesse ou comme d’un crime. Mais l’enseigne des vrais est de n’en pas avoir ; ils se contentent d’être dévots pour eux-mêmes ; et pourvu qu’ils vivent bien, ils laissent les autres vivre à leur guise. En d’autres termes encore, la marque de la vraie piété, pour Cléante, c’est de ne se soucier que d’elle-même. Dès que la religion prétend s’ériger en guide de la vie, elle lui devient suspecte, comme il dit encore, de « faste » et d’insincérité. Et c’est pourquoi, si l’on avait besoin d’une preuve nouvelle de la nature des intentions de Molière, on la trouverait dans les discours et dans le rôle de celui de ses personnages que l’on nous donne comme son « truchement. »

Aussi bien, s’il avait voulu vraiment mettre son Tartufe à l’abri des interprétations malveillantes, je n’aurai pas l’impertinence de dire comment il eût dû s’y prendre, mais ce n’est pas Cléante qu’il eût choisi pour porter en son nom la parole, c’est Elmire, c’est la femme d’Orgon, dont il eût opposé la dévotion traitable et sincère à la dévotion sincère aussi, mais outrée, de son benêt de mari. C’est elle, puisqu’il l’a chargée de démasquer Tartufe, qu’il eût également chargée d’exprimer son respect pour les sentimens dont le langage de Tartufe n’est qu’une parodie sacrilège, elle, et non pas Cléante, qui ne tient pas à l’action, qui ne parle qu’à la cantonade, qu’on pourrait ôter de la pièce sans qu’il y parût. Ainsi a-t-il fait dans le Misanthrope, où la « sincère Éliante » départage Alceste et Philinte, et tient, entre la coquetterie de Célimène et la pruderie d’Arsinoé, le parti de la nature et de la vérité. Ainsi encore