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l’ose dire, le rire, par instans, presque convulsif. La portée même en est autre. Sans doute, on le prendra d’un autre ton plus tard, mais ce qu’il y a d’inique dans la diversité des conditions des hommes, Rousseau lui-même le fera-t-il plus éloquemment ressortir que l’auteur de George Dandin ? Car qu’y aurait il de plus immoral que George Dandin, si ce n’en était pas là le vrai sens et la vraie leçon ? Mais l’auteur de Candide a-t-il nulle part traité la « guenille » humaine plus outrageusement que celui du Malade imaginaire ? Que dis-je, l’auteur de Candide ! c’est celui de Gulliver qu’il faut dire ; c’est à Swift que je pense, aussi souvent que je vois jouer le Malade imaginaire ; c’est au caractère hardi, cynique et violent de sa bouffonnerie. Tournez et retournez en effet le Malade imaginaire en tous sens ; prenez-en l’un après l’autre tous les personnages, Argan lui-même et Béline, et Angélique, et M. Bonnefoi, et Toinette, et les Purgon, et les Diafoirus, et jusqu’à la petite Louison, jamais Molière, — à moins que ce ne soit dans l’Avare, peut-être, — n’avait mis ensemble à la scène pareille collection d’imbéciles ou de coquins ; ni jamais non plus, à vrai dire, — sauf toujours dans l’Avare, — il n’a marqué d’un trait plus fort ce qui se cache si souvent de sottise, ou de gredinerie, sous les apparences de la régularité, de l’honorabilité, de la vertu bourgeoise. Étant né, comme on l’a dit, naturellement triste, on est presque tenté de croire que son naturalisme eût fini, s’il avait vécu davantage, par aboutir, comme celui de quelques-uns de nos contemporains, à une sorte de pessimisme. C’est une gaîté singulière que celle qui se dégage de George Dandin ou du Malade imaginaire, une gaîté méprisante et mauvaise, et la gaîté de ceux qui se pressent de rire des choses, — de peur d’être obligés d’en pleurer.

Si cependant, parmi tout cela, comme on l’a vu, la philosophie de Molière se retrouve toujours, et toujours la même ; s’il ne peut s’empêcher de recommencer, entre deux scènes de ménage ou entre deux hoquets, l’apologie de la nature ; s’il continue de bafouer tous ceux qui veulent entreprendre sur les droits de cette mère de toute santé, de toute sagesse, et de toute vertu ; combien ne fallait-il pas que cette philosophie lui tînt à cœur, et qu’il en fût sans doute plus profondément imbu qu’il ne croyait lui-même ! Écoutez plutôt l’Angélique de George Dandin : « Je veux jouir, s’il vous plaît, de quelques beaux jours que m’offre la jeunesse, et prendre les douces libertés que l’âge me permet. » C’est toujours le langage de l’École des femmes. Ni l’expérience de la vie, ni les tristesses des dernières années n’y ont rien fait.


Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?