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C’est le cri de la nature ; et quand on connaît les hommes, quand on les a jugés, quand on a soi-même éprouvé la vanité des choses, le moyen de ne pas s’attacher plus étroitement encore à ce principe ? N’est-ce pas alors surtout que la vie paraît bonne ? et alors, qu’avant qu’elle nous échappe, on se hâte d’en jouir ? Suivons donc la nature, voilà pour Molière la règle des règles : j’entends celle qui juge les autres, à laquelle donc il faut qu’on les rapporte toutes ; et la fin de son œuvre en rejoint ainsi le commencement. Je n’ai plus qu’à faire voir qu’aussitôt qu’il fut mort, c’est bien ainsi qu’on l’a comprise, et puisque l’œuvre vit toujours, il ne me reste plus qu’à dire la place qu’elle assigne à Molière dans l’histoire des idées.


V

« M. Molière, dit le docte Baillet dans ses Jugemens des savans, est un des plus dangereux ennemis que le siècle ou le monde ait suscités à l’Église, et il est d’autant plus redoutable qu’il fait encore après sa mort le même ravage dans le cœur de ses lecteurs qu’il avait fait de son vivant dans celui de ses spectateurs… La galanterie n’est pas la seule science qu’on apprend à l’école de Molière, on y apprend aussi les maximes les plus ordinaires du libertinage contre les véritables sentimens de la religion, quoi qu’en veuillent dire les ennemis de la bigoterie, et nous pouvons assurer que son Tartufe est une des moins dangereuses pour nous mener à l’irréligion, — c’est Baillet qui souligne, — dont les semences sont répandues d’une manière si fine et si cachée dans la plupart de ses autres pièces, qu’on peut assurer qu’il est infiniment plus difficile de s’en défendre que de celle où il joue pêle-mêle bigots et dévots, le masque levé. » Lorsque ces lignes parurent, en 1686, douze ou treize ans après la mort de Molière, je ne sache pas qu’aucune voix se soit élevée pour protester contre le jugement de Baillet. S’il y avait un parti du « libertinage » et de « l’irréligion, » personne ne doutait donc que l’auteur de Tartufe en eût été ; personne de ses contemporains ne se méprenait sur le caractère de son œuvre ; et personne, enfin, n’aurait alors osé prétendre que les coups qu’il avait adressés aux « bigots » n’eussent atteint, au travers d’eux, les « dévots » et la « religion. » Une seule question se pose : c’est de savoir ce qu’était devenue, depuis une soixantaine d’années, la doctrine léguée à Molière par ses maîtres, et transmise à ceux-ci, comme on l’a vu, par les Montaigne et par les Rabelais.

Les renseignemens ne nous font point défaut ; et si ce n’est pas contre les « libertins, » je voudrais savoir contre qui Pascal avait