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garde au moins de ne pas la contrarier, et, pour cela, de ne rien mêler à ses opérations qui ne soit pris ou tiré d’elle-même, si je puis ainsi dire, et puisé dans son fonds. On ne dira donc pas à l’homme d’essayer de s’en distinguer, mais au contraire de s’y conformer, d’en user avec elle comme les membres avec l’estomac, de se bien souvenir qu’étant en elle il ne vit que par elle, et de ne jamais enfin la traiter en puissance ennemie. Est-ce pourtant ce que font toutes les religions ? et, comme les religions, toutes les disciplines qui ne mettent pas dans la vie même et dans le plaisir de vivre l’objet et le but de la vie ? On voit la conséquence, et je n’ai pas besoin ici de la déduire longuement.

C’est de cette « philosophie, » très nette et très précise, que Molière a été l’interprète, et ce sont là les « semences d’irréligion fine et cachée » que Baillet découvrait dans presque toutes ses comédies. Les partisans en étaient plus nombreux qu’on ne croit au XVIIe siècle, et, — pour n’en citer qu’un ici, — les Contes et les Fables même de son ami La Fontaine ne l’insinuent pas moins subtilement que les chefs-d’œuvre de Molière. Tous ensemble, avec une conscience plus ou moins claire de leur œuvre, indifférens ou sceptiques, libertins ou athées, puisque c’étaient les noms qu’on leur donnait alors, ils continuaient la tradition païenne de la renaissance, et par un effort contraire à celui des Pascal, des Bossuet ou des Bourdaloue, ils travaillaient à « déchristianiser » l’esprit du XVIIe siècle, ou, si je puis me servir ici de ce mot, ils travaillaient à « laïciser » la pensée. Doit-on les en louer, ou le leur reprocher ? C’est une question que je n’examine point, et je me borne à dire qu’en prêchant la liberté de penser, les deux plus grands d’entre eux, La Fontaine et Molière, sont suspects à bon droit d’avoir prêché la liberté des mœurs. S’ils ne sont pas eux-mêmes ce que l’on appelait dans le langage du temps des « incrédules passionnés, » — et encore, ne le sont-ils point ? — toujours est-il que leur doctrine a cependant contre elle d’avoir mis les passions au large. Mais je ne traite aujourd’hui que d’histoire ; et, quoi qu’on pense de leur influence, il ne m’importe pour le moment que d’en préciser la nature. Or, elle est telle que, dans l’histoire des idées du XVIIe siècle, ayant balancé le pouvoir du jansénisme, et n’ayant pas d’ailleurs agi dans le même sens que le cartésianisme, le naturalisme qu’ils représentent est comme un troisième courant qu’il faut donc qu’on distingue des deux autres.

Si l’on a vu plus haut comment l’esprit du XVIe siècle était devenu celui du XVIe, on voit ici comment celui du XVIIe, à son tour, est devenu celui du XVIIIe siècle. C’est aussi bien ce que j’essaierai de faire voir, dans une prochaine étude, avec plus de précision et plus de netteté. Mais, en attendant, c’est assez si l’on se