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Ce n’est pas non plus en Angleterre. À Oxford et à Cambridge, sous les vieux cloîtres, avec la verte campagne en vue, le jeune Anglais, de vingt à vingt-cinq ans, médite, lit, écrit, vit en commerce avec les grands écrivains de l’antiquité. S’il est bon humaniste, il aura une bourse d’études, gagnera un fellowship, et il aura pour sept années de loisir assuré avec une rente de plus de 6,000 francs. M. Paul Bourget, dans ses notes sur l’Angleterre, montre jusqu’à quelle profondeur l’éducation classique a pénétré la pensée anglaise. L’auteur de Jules César et de Coriolan a connu l’antiquité par l’intermédiaire de la France et de l’Italie, de Boccace, de Montaigne et d’Amyot ; Milton a écrit deux livres de vers latins : Élégies et Sylves ; Cowper, une lamentation en strophes latines et sur le rythme alcaïque. Byron avait écrit une imitation de l’Art poétique d’Horace, qu’il préférait à son Childe-Harold. Le plus long poème de Keats est consacré à Endymion ; son ode la plus charmante, à une urne grecque sur laquelle se voyait sculptée une danse d’amoureux et de joueurs de flûte. L’art du sculpteur, qui soustrait au temps la vie, et l’amour, et l’action, pour les fixer en quelque sorte dans l’immortalité des formes pures, inspire à Keats une poésie sculptée elle-même à la grecque, qui donne le sentiment de l’immuable dans le mouvement même et de l’intellectuel dans le sensible[1]. Shelley, tour à tour, s’abîme dans Platon et dans Sophocle. Deux chefs-d’œuvre de Tennyson sont un Tithonus et un Ulysses. Enfin, rappelons que Swinburne, pour contribuer au Tombeau de Gautier, nous envoya quatre odes : une en anglais, l’autre en français, la troisième en latin, la quatrième en grec. L’utilitaire Albion conserve donc le culte religieux de l’antiquité classique, du moins dans l’éducation qu’elle donne à ses classes dirigeantes. Si les nations latines, dans l’éducation de leur bourgeoisie, voulaient s’affranchir non-seulement du grec, mais même du latin, elles renieraient leurs ancêtres et, par cette sorte d’ingratitude intellectuelle, prépareraient la décadence de leur esprit national.

  1. Les mélodies entendues sont douces ; mais les inentendues
    Plus douces encore ; aussi, vous, suaves flûtes, jouez toujours,
    Non pour l’oreille sensuelle, mais, plus précieuses,
    Jouez pour l’esprit vos mélodies qui n’ont pas de son.
    Beau jeune homme, sous les arbres, tu ne peux pas finir
    Ta chanson, et jamais ces arbres ne se faneront.
    Amant hardi, jamais, jamais tu ne prendras un baiser,
    Quoique tu sois près d’atteindre le but ; mais, console-toi,
    L’aimée ne peut pas se flétrir ; quoique tu n’en aies pas ton contentement ».
    Pour toujours tu l’aimeras, pour toujours elle sera belle !
    (Traduit par M. Paul Bourget.)