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dans le faubourg Saint-Germain, qu’à chaque porte cochère il demanderait au Suisse : « L’Abbé est-il rentré ? L’abbé dîne-t-il aujourd’hui ? » et que le Suisse répondrait le plus naturellement du monde, sachant bien de qui il s’agissait. Et qu’on ne croie pas que la tradition soit perdue de ces intimités particulières ; sans doute, le luxe et le prestige des grandes existences d’autrefois les rendaient plus faciles, plus fréquentes qu’elles ne sont aujourd’hui ; mais ce qu’elles ont perdu d’un côté, ne l’ont-elles pas regagné de l’autre ? Le respect a un peu diminué, le sentiment de l’égalité a peut-être ennobli les relations, et, en tout cas, il n’a pas empêché l’amitié de produire tous ses fruits là où elle s’épanouissait dans des milieux favorables, en présence de ces âmes d’élite qui surent apprécier, aimer un Ampère, un Doudan, leur rendre l’hospitalité aimable, écarter de leur chemin les soucis de la vie positive.


I

Un de ces cliens de l’ancien régime fut le chevalier de l’Isle, non point l’abbé Delille, le dupeur d’oreilles qui brillanta les Géorgiques et mil des mouches à Virgile, mais certain capitaine de dragons, correspondant de Voltaire, du prince de Ligne, de Mme du Deffand, fabuliste, chansonnier, poète de petits vers, émule des Bertin, des Ségur, des Boufflers, ami, commensal des Choiseul, des Polignac et des Coigny ; client d’une espèce assez originale, car, son service militaire et son humeur nomade aidant, nous le voyons sans cesse par monts et par vaux, en Allemagne, en Corse avec son régiment, en Angleterre avec le duc du Châtelet ; à Berlin, en Russie avec le prince de Ligne, aux eaux de Plombières avec Mmes de Polignac : ses lettres sont datées d’un peu partout. Le beau-père de Louis-Philippe reprochait à son gendre d’avoir le mal, la manie de la bâtisse, il mal di pietra ; de l’Isle, lui, a le mal des voyages ; jusqu’au bout, il sera fort en peine de demeurer plus de six mois dans le même endroit, et Tressan aurait pu le féliciter de le trouver enfin chez lui, c’est-à-dire sur une grande route. Au demeurant, cœur sensible et dévoué, homme d’esprit en vers et en prose, boute-entrain de la bonne compagnie, dans laquelle, à défaut de ce goût délicat qui est à l’esprit ce que la grâce est à la beauté, il apporte une gaîté intarissable, une verve ingénieuse, le besoin et la faculté de briller sans exciter l’envie. Son portrait, que j’ai sous les yeux, donne l’idée assez exacte de son talent, de son caractère : traits fins et décidés, physionomie sympathique, ouverte, avec une légère expression d’ironie : sur ces lèvres mi-closes semblent, errer, prêts à prendre leur vol, l’épigramme hardie, le madrigal aimable, la chanson alerte qui vont avoir les honneurs de la soirée, que, le