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m’avez réconcilié avec la poésie et brouillé avec les poètes. « Il excellait aussi dans les portraits parlés, dans l’art de peindre les personnes en quelques traits incisifs, avec des observations qui du premier coup révélaient un moraliste ingénieux et profond. Et, malgré ses réserves, la marquise ne peut s’empêcher d’observer que si l’on écrivait exactement ses causeries, sans en omettre une syllabe, il faudrait intituler ce livre : Buconiana. Comment ne pas regretter que ces conversations, si fortes de choses, n’aient pas eu leur Tallemant des Réaux, qu’un homme que des juges compétens appelaient un des plus grands esprits de France, n’arrive à nous que par quelques bribes de lettres et une anecdote ? Comment ne pas déplorer la modestie de quelques-uns qui prive de précieux joyaux le trésor moral de l’humanité, l’intempérance de tant d’autres qui remplit les bibliothèques d’écrits insipides et si inutilement encombre la mémoire ?


III

Auprès du duc de Choiseul, deux femmes, sa sœur, son épouse, qui ne s’aiment point, mais forment un pacte tacite pour le bonheur et la grandeur de celui auquel elles rapportent toutes leurs pensées. La première avait été présentée à la cour comme comtesse de Choiseul et chanoinesse de Remiremont ; son frère entreprit de la marier à un duc de Gramont, gouverneur de la Navarre et du Béarn, personnage déconsidéré « que la nature avait fait pour être perruquier, » mais possesseur d’une immense fortune et porteur d’un nom historique. Le mariage se fit, suivi trois mois après d’une séparation qui lui laissait le titre de duchesse avec de fort beaux revenus. Elle prit bientôt en main le département de la politique : grande, peu jolie[1], caractère hautain, impérieuse, activité infatigable, sans cesse tendue vers les affaires de l’état, un type de virago. D’ailleurs très agréable quand elle le voulait, douée d’une sorte d’éloquence naturelle, faite de facilité, de clarté et d’énergie ; véhémente amie, ennemie rude et insolente ; « le public, dit Walpole, vénérait et négligeait l’épouse, en détestant la sœur et en se

  1. « Il y a bien loin de la grand’maman à Mme de Gramont, qui observe le régime le plus austère avec une constance qui ne se dément sur aucun point ; c’est qu’elle est absolument maîtresse de son âme, et que la grand’maman est la très humble esclave de la sienne ; elle a le courage des grandes chopes et point des petites, et c’est ce qui me fait enrager. Les occasions de montrer le premier sont rares, celles du second arrivent tous les jours. Cela mérite cependant une distinction, et quand je dis qu’elle n’a pas le courage des petites choses, je ne parle que de ce qui est relatif à sa santé. Car je vois une infinité de petits sacrifices qu’elle fait souvent sans qu’on s’en aperçoive. (Lettre de l’abbé Barthélémy à Mme du Deffand.)