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courbant devant elle. » Son salon est un centre auquel tout aboutit pendant trente ans ; on lui demande conseil et assistance, on sollicite son approbation : une intelligence rompue dans la pratique des affaires, une discrétion à toute épreuve, l’ardeur de son dévoûment lui conciliaient de nombreux partisans, peut-être aussi la politesse savante de son accueil ; elle ne laissait entrer personne chez elle sans se lever, entamer une conversation debout et la terminer avant de se rasseoir. Sa forte nature ne faiblit nullement à l’heure décisive : arrêtée en avril 1794 avec la duchesse du Châtelet, elles comparurent ensemble devant le tribunal révolutionnaire. Mme de Gramont ne daigna point se défendre, mais elle tenta de sauver son amie. « Que vous me fassiez mourir, moi qui vous déteste, moi qui aurais voulu soulever contre vous l’Europe entière, rien de plus simple ; mais on ne peut rien imputer à Mme du Châtelet, qui n’a jamais pris part aux affaires publiques et dont la vie entière n’a été marquée que par des actions de douceur et d’humanité. » Le tribunal ne fit point de distinction et les condamna toutes les deux. Lorsque des membres du comité de salut public vinrent dans sa prison lui offrir la vie si elle voulait révéler le secret de la retraite du jeune comte du Châtelet : « Jamais, répondit-elle, la délation est une vertu civique trop jeune pour moi. » Et elle marcha au supplice en traitant ses bourreaux comme des valets.

Mme de Choiseul est une des bonnes fortunes morales du XVIIIe siècles ; elle pense comme Montesquieu, elle écrit aussi bien que Mme du Deffand, elle se conduit comme une sainte, quoiqu’elle n’ait d’autres croyances que celles que prescrit la vertu : fermeté d’âme, bon sens que rien ne saurait entamer, jugement pénétrant, fidélité inébranlable à ses amis, clairvoyance de moraliste pratique, talent de dire toujours la chose qui convient, tant de qualités, rehaussées de grâce et de modestie, inspirèrent des admirations passionnées, désarmèrent la critique et la haine. Cette duchesse, « si supérieure à toutes les duchesses de la terre, » sans cesse à l’affût des bonnes actions et connaissant mieux que personne leur gîte, cette femme sur laquelle les yeux, l’esprit et le cœur se reposent si doucement, a tout le charme des petites choses, tout le sublime des grandes, donne la sensation d’une de ces toiles de Rembrandt ou de Meissonier, d’un de ces sonnets de Ronsard ou d’un de ces opéras de Mozart dont on ne découvre pas d’abord toutes les beautés, mais qui, mieux étudiés, conquièrent la pensée par la perfection des détails, la suavité de l’inspiration, l’harmonie des lignes et des tons. Sa santé délicate est la seule ombre au tableau : l’abbé Barthélémy disait que, s’il était le maître, il lui ôterait la moitié