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denrée agricole, l’exploitation du fermier par le négoce ne sont pas les seules causes de la grande détresse actuelle de l’agriculture américaine. Celles-ci sont générales. Il en existe d’autres, de caractère purement local, qui viennent encore déprimer la fortune agricole.

D’abord, dans plusieurs états, la petite propriété a été dévorée par la concurrence insoutenable des wheat et bonanza farms[1], vastes associations rurales, formées par des syndicats anglais ou des actionnaires américains qui, à l’exemple de nos grands magasins le Louvre et le Bon Marché, ont accaparé la production et la vente, opérant à leur gré dans un vaste rayon une baisse et une hausse fictives sur les denrées agricoles. Le modeste fermier n’a pu résister à cette spéculation entreprise à ses dépens : de plus, comment supporter des frais généraux, lorsqu’il s’agit d’une culture sur une petite échelle, avec la même aisance que ces grandes entreprises dont le voisinage est toujours absorbant ?

D’autre part, les agriculteurs de l’ouest-américain ont fini par s’apercevoir que les faits l’emportent sur les théories ; que la protection à outrance, se retournant désormais contre eux-mêmes, engendrait des conséquences imprévues.

C’est ainsi que tout l’hiver dernier, les fermiers de l’Iowa, du Nébraska, du Kansas et des deux Dakotas ont brûlé leur maïs pour se chauffer, parce que le charbon et le bois, mis par la protection à l’abri de la concurrence étrangère, leur coûtent trop cher, et que d’un autre côté, le prix de revient du même maïs, enflé par le prix de main-d’œuvre et par d’autres causes procédant du même principe économique, en entrave l’exportation.

Outre les fermiers qui ont brûlé leur maïs, certains autres n’ont même pas pris la peine de le rentrer, et l’ont laissé pourrir sur le sol, vu l’excessive distance des marchés et le manque de communications[2]. Il ne suffit pas, en effet, de lancer une locomotive à travers un territoire nouvellement ouvert à la colonisation : il faut encore rattacher la voie ferrée par d’autres artères à la circulation générale. Ainsi le blé de certaines régions du Far West rapporte à peu près 15 cents le boisseau, rendu à Chicago ou à Saint-Louis, après que le producteur a dû payer le transport souvent à des centaines de milles, sans compter les faux frais. Arriver jusqu’aux ports de l’Atlantique, il n’y faut pas songer. La même difficulté s’oppose trop souvent au transport des bestiaux. C’est cet état de choses,

  1. Wheat veut dire blé. Bonanza est un terme d’argot, signifiant grande trouvaille, quelque chose comme le gros lot ou jadis la quine a la loterie. C’est le surnom dont le public yankee a gratifié l’opulent et l’heureux M. Mackay.
  2. Voyez le Courrier des États-Unis du 20 mars.