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n’ont même pas de sabots. C’est une misère qui atteint les racines de la prospérité nationale. Cela rappelle la misère de l’Irlande. Les habitations du pauvre peuple de Bretagne ne sont que des tas de boue. Il n’y a point de vitres aux fenêtres, comme presque partout en France : à peine un soupçon de lumière. Un tiers de cette province est inculte, et le tout misérable. »

Mais voici une autre voyageuse, aussi de nationalité anglaise, écrivain apprécié, miss Betham Edwards, qui, cent ans après, écrit d’Angleterre après son voyage en France à l’occasion de la dernière Exposition.

« Un siècle s’est écoulé depuis la visite d’Arthur Young. Où il n’a vu que de misérables paysannes, les filles de fermiers ont aujourd’hui des dots à faire envie. Le désert s’est changé en terre promise… L’indomptable persévérance de la race rurale, qui a métamorphosé le sol de la France, a permis à cette nation de supporter des désastres écrasans, de réparer des pertes sous lesquelles une autre race aurait succombé… Si la France est forte, le secret de sa force est dans la merveilleuse industrie et dans l’activité de ses populations rurales. »

Peut-on faire le même éloge de la famille rurale américaine ? Nous ne le pensons pas. Tout d’abord, cette propriété foncière, créée si laborieusement et de si longue main en France, a été pour la majeure partie improvisée aux États-Unis, presque bâclée : qu’on nous pardonne cette expression ; de plus, elle succombe sous un vice originel, la dette hypothécaire qui, comme nous l’avons indiqué plus haut, dépasse aujourd’hui 15 milliards de francs. La propriété foncière, née d’hier de l’autre côté de l’Atlantique, soit par l’occupation violente à ses débuts, soit par les concessions gratuites des homestead (lot de 65 hectares, de terres publiques, accordé à tout citoyen américain qui le réclame et dont la propriété lui reste définitivement acquise, après cinq années de culture permanente et d’habitation), soit enfin par voie d’achat, s’est vue presque partout grevée dès l’origine, souvent au-dessus de sa valeur réelle par le premier occupant ou par le colon acquéreur, arrivé sans ressources et déjà besogneux. Chez nous, l’hypothèque est à l’état exceptionnel : aux États-Unis, elle est presque la règle générale. Le paysan français épargne, franc par franc, en vue d’acquérir la terre qu’il aime passionnément : le colon américain n’achète la terre que comme instrument de spéculation, pour la pressurer à la hâte et en extraire le dollar qui lui permette de courir à de nouvelles aventures. Ce dernier ne tient guère au sol : il ne comprend pas la puissance et la poésie de la terre paternelle. L’émigration lui a fait perdre la notion du foyer domestique : il n’a plus la même