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point, et le mot de M. Émile Faguet : « Voltaire n’est pas artiste, » leur aurait paru une excellente expression de leur pensée.

Il y a, selon eux, une région supérieure où tout le bon sens du monde ne donne pas accès. Jamais l’intelligence ne trahit mieux ses limites que lorsqu’elle les ignore et croit tout expliquer : car au-delà de l’intelligible, et l’enveloppant, le pénétrant de toutes parts, se trouve la réalité vraie, qui est incompréhensible. L’esprit le plus vil et le mieux doué pour la critique, s’il ne sent point cela, est un esprit borné. Quoi de plus pauvre auprès de l’éclatante poésie de la nature, que la lumière grise et froide d’une science trop satisfaite d’elle-même, et insensible au mystère que présente toute réalité, même la mieux connue en apparence ? Voilà ce que les philosophes du XVIIIe siècle n’ont pas senti. Ils ont, dans la mesure de leurs forces, décoloré la nature, desséché l’âme, réduit l’infini à entrer dans les cadres de leur raisonnement : — « Plus un système est borné, dit Novalis, plus il a de chances de plaire aux habiles. Expliquez par là le succès du matérialisme, de Locke, d’Helvétius. C’est ainsi qu’aujourd’hui même Kant compte plus de partisans que Fichte. »

Kant, en effet, aux yeux des romantiques, a manqué d’énergie et de décision. Ce philosophe est resté à moitié chemin. Par un puissant effort il a dépassé son siècle, et, au lieu de s’endormir dans une complaisance indolente pour la philosophie trop facilement satisfaite de ses contemporains, il a soumis l’esprit humain à une critique sévère, et il a su remonter aux conditions suprêmes de la connaissance. Mais sur la voie d’une métaphysique nouvelle, il a hésité, et il s’est arrêté à une distinction, — qui ne pouvait être que provisoire, — entre ce que nous connaissons et l’absolu. Il n’a pas osé aller jusqu’au bout de sa pensée et faire du moi le fondement de toute réalité. C’est pourquoi Fichte a dû venir, afin de tirer avec une logique inflexible les conséquences dernières des principes posés par Kant. Fichte n’a pas reculé devant le paradoxe de l’idéalisme absolu. Dialecticien intrépide et orateur chaleureux, joignant à la réflexion du philosophe la fougue d’un apôtre avide d’action, Fichte était le théoricien désigné des romantiques : son caractère, non moins que sa doctrine, s’accorde à merveille avec leurs tendances. Il n’est pas jusqu’à sa roideur dans la polémique qui ne les charme : surtout lorsque Fichte accable leurs ennemis communs, les derniers représentais de la philosophie « populaire » du XVIIIe siècle. Je n’entends pas par là seulement la brochure où Fichte expose impitoyablement à la risée publique la médiocrité et l’étroitesse d’esprit d’un Nicolaï ; je pense surtout à ces leçons sur les Caractères du temps présent, que Fichte prononça à Berlin, en