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galanterie facile. Les deux pays souffrent également de certaines plaies. Londres a son défilé nocturne, et même, s’il faut en croire les médecins alarmistes, un mal secret met en péril l’armée anglaise et la défense nationale. Mais la pruderie des Anglais résiste à toute évidence. Ils ont gardé de leurs ancêtres puritains ce trait d’associer leur orgueil national à leur moralité, tandis que les Français l’associent à la générosité, au courage, au point d’honneur, mais nullement à la sévérité de mœurs, hormis dans la vie religieuse.


V

Toutes les qualités privées des Français, d’après nos auteurs, sont éminemment de nature sociale. Ils ont l’esprit, la grâce, ils se montrent aimables, secourables, sobres, modérés, économes, consciencieux, honnêtes. Comment expliquer que tant de qualités ne rejaillissent pas sur la vie politique et l’organisation de l’État, que ces mêmes hommes, si prudens lorsqu’il s’agit d’eux-mêmes, pour qui les actes les plus importans de la vie privée, vocation, mariage, accroissement de famille, gestion de fortune, sont œuvre de réflexion et de sagesse, que ces mêmes hommes mettent la légèreté la plus frivole et parfois la plus coupable dans la gestion des affaires publiques, à la fois frondeurs et routiniers, prêts à se jeter ou à se laisser entraîner dans les guerres ou les aventures ? À cette question qu’il s’est posée, M. Hillebrand a déjà répondu que la clef de cette contradiction singulière se trouve dans le contraste de nos facultés maîtresses, de l’intelligence rationaliste, du tempérament excitable, de l’instinct social enfin, qui étouffe l’individualisme et laisse, aux jours de crise et de tempête, les meilleurs d’entre les Français sans résistance et sans boussole.

Le trait qui distingue le plus profondément la conception politique des Français de celle de l’Angleterre, c’est que, plus que tout autre peuple, ils ont appliqué le rationalisme à la construction de l’État moderne. On ne peut nier que le rationalisme n’ait eu ses effets bienfaisans. Mais s’il a été salutaire, c’est qu’il s’est renfermé, comme en Angleterre, dans son rôle de critique et de réforme, qu’il s’est borné à ouvrir des voies et des éclaircies dans les broussailles du passé. S’il veut fonder, il devient dangereux, car il n’y a de créations utiles que celles qui correspondent à des intérêts, à des besoins, à des habitudes permanentes. En France, ce sont les idées politiques abstraites qui sont devenues des intérêts[1].

  1. K. Hillebrand, la France et les Français (passim). Nous résumons de même, sans la critiquer, la pensée de l’auteur dans les lignes qui suivent.