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a mis à sa disposition un admirable choix de matières premières. Le tisseur, lui, n’a eu pour se défendre que ses doigts et ses traditions de labeur et d’économie. Il a dû se procurer, dans son petit atelier, des métiers différens pour être en état de tisser tout ce qu’on lui demandait ; il a dû prendre à son compte des frais de montage fréquens et considérables ; il a dû perfectionner à tout instant son métier pour le rendre plus souple aux nouvelles combinaisons, moins pénible à remuer, moins lent à produire. Il a dû enfin supporter patiemment nombre de mauvaises années, compter, bon an mal an, sur une centaine de jours de chômage et parfois travailler quinze et dix-huit heures par jour, quand les pièces affluaient pour compenser les journées et les semaines où le fabricant n’avait pas de commandes à lui donner. Ce n’est pas à lui qu’il faudrait parler de la journée de huit heures.

Ces dix dernières années ont été particulièrement mauvaises pour un grand nombre d’ouvriers tisseurs, à Lyon surtout. En 1881 et en 1882, l’ouvrier lyonnais a été occupé, bien que l’industrie de la soie ait subi, par un choc en retour, le contre-coup du krach de l’Union générale. De 1883 à 1886, nombre de métiers ont chômé. En 1887 et pendant la moitié de 1888, le chômage s’est encore accentué. Dans le second semestre de 1888 et l’année 1889, il y a eu abondance de travail, les fabricans s’étant imposé de grands sacrifices en vue de l’Exposition. Au contraire, l’année 1890 s’est mal ouverte et les tisseurs ont dû consentir des réductions assez fortes dans le prix des façons.

Il est fort difficile d’évaluer les salaires des ouvriers tisseurs de Lyon, de Saint-Étienne et des autres centres qui se livrent à la même industrie, leur taux variant avec la valeur du travail qui est demandé, l’habileté de l’ouvrier et l’éloignement de la ville. A Lyon, certains ouvriers exceptionnels peuvent gagner jusqu’à 8 francs par jour dans les périodes de presse et ne tirer de leur travail que 3 francs et 2 fr. 50 à d’autres momens. Les professions auxiliaires exercées par des femmes, l’ourdissage et le dévidage de la soie, varient comme salaires entre 2 francs et 1 fr. 25. Si, pour le tisseur, on cherche à établir une moyenne, on voit que son salaire quotidien ne dépasse guère, au bout de l’année, pour le contremaître, la somme de 5 francs, pour le compagnon, 2 Ir. 25 (l’ouvrier des tissages mécaniques a un salaire encore plus faible), et cependant peu d’ouvrages exigent un apprentissage aussi compliqué, une main aussi légère et un goût aussi sûr. L’ouvrier lyonnais et stéphanois, comme on l’a dit, possède la tradition et l’amour de son métier ; il est attaché à sa ville natale, comme le montagnard à sa montagne. Il est fier de sa profession et pousse à un