Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses amours est vraiment mingrélienne. A vingt ans il adorait une belle princesse qui venait de perdre son prince. Tous les jours Gudja Fallait voir ; mais ils ne parlaient jamais que des mérites et des vertus du défunt. — « Quoi ! pas un mot d’amour ? lui demandait M. de Suttner. — A quoi bon ? Avions-nous besoin de parler ? Un soir je baisai sa petite main blanche, et la veille de mon départ pour l’Europe, je sentis ses lèvres sur mon front. « Il reçut en Europe plusieurs lettres de la princesse ; il répondit à la première, ne répondit pas aux suivantes, et la Gazette de Tiflis lui apporta la nouvelle que la princesse S… s’était remariée.

A quelque temps de là, il débarquait à Poti, prenait le train pour Tiflis. Dans le compartiment où il entra se trouvait une femme en grand deuil ; c’était la princesse, déjà veuve de son second mari. Quelle fête ! On recommença à se voir tous les jours. Elle quitta Tiflis pour Elisabethpol, où elle avait un frère. Gudja y passa auprès d’elle une demi-semaine d’abord, puis une semaine entière. « Quoi ! pas un mot d’amour ? — Pas un seul. Nous parlions toujours du défunt, non du second, mais du premier. » Gudja s’était mis en route pour retourner chez lui quand, à trois verstes d’Élisabethpol, ayant passé la tête à la portière, il vit arriver une amazone lancée au triple galop. Il mit aussitôt pied à terre, courut à sa rencontre. Elle lui rapportait une clé de montre qu’il avait oubliée sur une table. Elle ne prononça pas une parole, et cependant son regard humide semblait attendre une réponse. Gudja se confondit en remercîmens, prit la clé de montre et remonta en voiture. Il ne tarda pas à apprendre qu’elle s’était mariée pour la troisième fois. Il en fut navré et furieux. Elle lui avait donné son portrait. Il le pressait sur sa bouche en s’écriant : « Ah ! chère âme, si tu savais tout le mal que tu m’as fait ! Cher trésor, cher ange et cher démon… Ah ! ces femmes ! disait-il encore, elles ont été mises au monde pour notre malheur. Elles ne sont qu’artifice et mensonge et ne savent qu’inventer pour nous torturer l’âme. Elles ont commencé dans le paradis. » Peu après, la gazette de Tiflis lui apprenait que la princesse était veuve de son troisième mari. Transporté de joie, il courut à toutes jambes lui demander sa main. Elle lui représenta que la loi ne permet pas de se marier quatre fois. Peut-être le savait-il.

Il était écrit que Gudja n’épouserait jamais la femme qu’il aimait et qu’il en épouserait une autre pour laquelle il professait une parfaite indifférence. Il avait pour sœur de lait une jolie petite fille, nommée Tassia, dont M. de Suttner a fait un alléchant croquis. Elle avait de beaux cheveux noirs, des joues fraîches, des yeux très doux, le sourire engageant dont parle Chardin, ce sourire qui demande de l’amour, et elle rougissait de plaisir quand Gudja semblait s’apercevoir qu’elle existait. — « Gudja, oublie ta princesse, cette tueuse d’hommes ; épouse Tassia, c’est là qu’est