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passions de l’amour. C’est ce que je ne prendrais pas la peine de faire observer si quelques dégoûtés, — dont avec cela les romans roulent assez volontiers sur les aberrations de l’instinct sexuel, — ne s’étaient avisés récemment de faire son procès à l’amour, et de se plaindre qu’il tienne trop de place dans le roman contemporain. L’amour ! toujours l’amour ? tant d’amour les excède ! Et ils voudraient qu’on écrivît, comme ils disent, le roman de « l’intelligence, » le roman du « savant » ou celui de « l’artiste, » le roman de « l’inventeur » ou celui du « financier ! » Pourquoi pas le roman de « la gourmandise » ou de la « paresse ? » Et je le veux bien avec eux. Mais je les avertis qu’ils n’en feront pas deux, par la raison sans doute assez forte que, dans la réalité de la vie contemporaine, ils ne trouveront guère de passions qui n’aient avec l’amour quelques liaisons secrètes, je veux dire dont la femme ne soit le mobile ou la fin ; qu’une vie est incomplète ou mutilée dans laquelle l’amour n’a pas joué son rôle, lui-même ou ses contrefaçons ; et que l’intérêt même que nous continuons d’y prendre au théâtre ou dans le roman est exactement en raison de l’intérêt et de l’importance qu’il a dans la vie.

C’est de cette importance et de la nature de cet intérêt que ne se doutent pas nos jeunes romanciers, et l’amour, dans leurs romans, n’est rien que de pathologique et de honteux. Ils n’ont qu’une manière de le représenter : comme une espèce d’exaspération ou de délire des sens. Selon le mot de M. Zola, c’est le déchaînement de la « bête humaine. » Tout le travail délicat et subtil qu’on a fait depuis tant de siècles déjà pour analyser les passions de l’amour, pour en distinguer les espèces et les degrés, pour en reconnaître les expressions diverses, ils font profession de n’en tenir aucun compte. Avec leur intrépidité d’assurance habituelle, ne regardant comme humain et comme vrai que ce qu’ils éprouvent et que ce qu’ils comprennent, ce n’est pas eux qui s’embarrasseraient de tant de distinctions ni de nuances ! Qu’importe le chemin, si l’on arrive au but ? Et le but, ici, quel est-il ? Toutes les fleurs dont les hommes ont essayé d’enguirlander l’amour ne sauraient l’empêcher d’être finalement ce qu’il est. Mais s’il n’est rien de plus qu’un acte matériel dont on essaierait vainement de « poétiser » la nature, les principes du naturalisme n’exigent-ils pas qu’on le réduise au ridicule ou à la laideur de sa matérialité ? C’est une tâche au moins à laquelle nos romanciers n’ont pas failli depuis quelques années, et si l’amour n’est pas encore mort, ils peuvent se vanter que ce n’est pas leur faute.

Ai-je besoin de montrer ce qu’il y a de superficiel et de grossier dans cette conception de l’amour ? Non, sans doute. Mais ce qui m’en semble presque le plus fâcheux, — pour les romanciers, — c’est ce qu’elle enlève, non-seulement d’intérêt, mais de fond, de substance,