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réservée, prête l’oreille aux moindres bruits, rit des autres et de lui-même. C’est le monde sur la pointe d’une aiguille, c’est le tout de rien et souvent le rien de tout, les grands faits ramenés aux proportions des habitans de Lilliput, les petits faits enflés jusqu’à la mesure de l’île des Géans. Pas de dissertations, pas de longue morale, nulle philosophie ; beaucoup de détails capables de toucher la personne à laquelle s’adresse de l’Isle, les mille et une nouvelles de la cour et des salons qu’il fréquente, des traits amusans, des anecdotes parfois assez salées, voilà le fond de ses lettres : assez bavard (Mme de Choiseul l’appelle quelque part une insupportable trompette), parlant volontiers de ses petites affaires et envoyant à son correspondant ses poésies ; mais le style épistolaire ne comporte-t-il pas un peu de laisser aller, et le livre le plus admirable de Rousseau, les Confessions, n’est-il pas la plus prodigieuse des indiscrétions, la plus étonnante justification de la littérature personnelle ? D’ailleurs, notre homme se contente d’effleurer la politique : il veut rester simple passager sur le navire, ne point se mêler de juger la manœuvre du pilote ; il est du côté du manche, et, paraît-il, réserve ses critiques plus acérées pour ces mémoires, malheureusement perdus, où il peignait aussi les travers de la société philosophique prise sur le fait chez MM. Voyer d’Argenson, de Tracy, d’Holbach, etc., car il hanta leurs maisons sans adopter leurs idées.[1]


Malgré l’agrément et la gaîté qui s’en échappent, ses lettres sont fort inférieures à celles d’autres personnages : Mmes du Deffand, de Choiseul, de Créqui, le président Hénault ; il leur manque la flamme, la profondeur, la passion. Macaulay, causeur prestigieux, avait parfois des éclairs de silence ; je voudrais trouver chez de l’Isle des éclairs de mélancolie ; cette belle humeur presque éternelle fatigue, et l’on serait tenté de répéter le mot d’une femme de l’époque sur les beaux esprits : ils sont comme les roses, une seule me ravit, plusieurs réunies en bouquet me donnent le mal de tête. Cependant ces lettres, qui aujourd’hui ont perdu une partie de leur saveur, charmaient les contemporains les plus illustres. La vieille débauchée d’esprit, la marquise du Deffand les implore : elle voudrait faire un marché avec leur auteur, en recevoir deux pour une ; « rien de plus juste, observe-t-elle, il est riche, il est abondant, et moi je n’ai que le denier de la veuve. » Elle ne peut supporter qu’il la laisse sans nouvelles fréquentes, et la voilà

  1. Ce qui n’empêche pas la marquise d’écrire un jour à Walpole : « Je lui trouve quelques talens, mais peu d’esprit ; du plat, du grossier, du familier, le ton d’un parvenu ; mais je le verrai cependant quelquefois. Il raconte assez bien ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu. » De l’Isle avait commis la faute impardonnable de dire que son ami le comte du Chatelet et milord Holderness avaient autant d’esprit que Walpole, d’où cette féroce boutade.