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une puissance occulte, irresponsable ; enfin oublieux des bienfaits de la reine, il prendra parti pour le cardinal de Rohan dans l’affaire du collier, pour Galonné contre elle, et, dans le cercle Polignac, la nouvelle intimité de Marie-Antoinette avec la comtesse d’Ossun donnera lieu à de perfides commentaires. Triste et douloureux effet de l’esprit de coterie, de la politique des petites chapelles !

A vrai dire, il donne et dépense aussi facilement qu’il reçoit, avec la même imprévoyance. « J’ai tant fait l’aumône, observe-t-il pendant l’émigration, que quelqu’un me la fera le reste de ma vie. » Ses flatteurs l’appellent Mécène, le surnomment l’Enchanteur. Dans son hôtel de Paris, dans sa maison de Gennevilliers, grands seigneurs, savans, gens de lettres, artistes s’empressent, se confondent : on trouvait au salon des instrumens, des crayons, des couleurs, des pinceaux, et chacun de composer, de peindre ou causer, selon son goût ou son talent. Il compte parmi ses cliens Joseph Vernet, Mme Vigée-Lebrun, pour laquelle il paraît avoir nourri une sorte de sentiment en sous-ordre, dont il fréquente assidûment la maison, où l’accueille un jour une troupe de joyeux convives costumés à la grecque, les dames drapées en canéphores et en muses, le poète Lebrun coiffé du laurier de Pindare, Cubières armé d’une guitare baptisée lyre pour la circonstance ; et tous, entonnant un chœur de Gluck, le conduisent à une table où lui sont offerts le vin de Chypre, le miel de l’Hymette et le raisin de Corinthe. Libéral à sa façon, Vaudreuil soutient une sorte de lutte contre le roi pour obtenir qu’on joue le Mariage de Figaro à Gennevilliers ; il témoigne l’amitié la plus délicate à Chamfort, qui pendant plusieurs années devient son commensal, son divertisseur en titre ; un divertisseur assez bourru dont les boutades amères amusaient son hôte. « Je prends à tout, répondait-il à un égoïste, et vous ne prenez à rien. » Il estimait inoffensives les épigrammes des gens de lettres, et Marie-Antoinette se montrait plus clairvoyante, lorsqu’après avoir lu une ode de Lebrun contre les courtisans, elle lui disait : « Savez-vous que cet homme nous ôte notre enveloppe[1] ? »

  1. pendant l’émigration, Vaudreuil partage l’existence de la duchesse de Polignac jusqu’à sa mort, survenue en 1793, s’attache ensuite à la fortune du comte d’Artois. Sa correspondance avec ce dernier le montre plein de clairvoyance d’abord, prêchant la politique de la persuasion, de l’appel à l’opinion, condamnant l’intervention étrangère ; puis, sous le feu des événemens, la passion reprend le dessus : il jette au loin, comme des béquilles inutiles, la prudence et la raison. D’ailleurs, il n’était pas capable de résister longtemps à son prince bien-aimé. » Quand les choses sont faites, avoue-t-il, je ne sais plus les combattre. » Bientôt il comprend la vanité de ses illusions, et, convaincu que la France est finie pour lui et ses pareils, qu’ils n’y trouveront que le squelette ensanglanté de leur ancienne patrie, il se résigne et se borne à rester, derrière les tristes murailles d’Holyrood, le fidèle commensal du comte d’Artois. La première restauration le fit lieutenant-général, membre de la chambre des pairs, gouverneur du Louvre, académicien par ordonnance ; il désirait aussi le titre de duc et ne put l’obtenir. « Avant-hier, écrit la comtesse Potocka le 22 mai 1816, j’ai été à un concert chez Mme Vigée-Lebrun. Tout le monde s’amuse à voir M. de Vaudreuil en faire les honneurs comme il y a vingt cinq ans. Ils paraissaient fort bien ensemble, malgré la lacune ; ils se sont retrouvés comme le beau Cléon et la belle Javotte, et auraient bien pu ne pas se reconnaître. » Brifaut, l’auteur des Récits d’un Vieux Parrain, ce livre charmant trop oublié, lui faisait raconter les histoires d’autrefois, l’appelait l’Ana de la Cour et le Mémento de la Révolution. « Nous étions tous des novices, lui disait Vaudreuil ; il est bien aisé de songer à élever des digues le lendemain d’une inondation, mais qui s’en occupe la veille ? »