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traitent de légende ; mais ils concèdent que le fond en est vrai et que l’insouciante prodigalité de Fielding reste un fait hors de doute. Cette concession diminue un peu l’intérêt de la réfutation. Les seules légendes qu’il importe absolument de réfuter sont celles qui faussent le caractère des hommes ou des choses. L’historiette des livrées jaunes, « sous toutes réserves » désormais, continuera toujours à être répétée, parce que, réelle ou non, elle est vraie et n’a d’autre tort que de prêter trop libéralement la parure d’une image à cette proposition abstraite : Fielding vivait au jour le jour, jetait l’argent et ne comptait pas. Le souci qu’il montra plus tard de l’avenir de sa famille, le sacrifice qu’il fit de sa santé et de sa vie aux devoirs de sa profession n’est pas un argument contre la tradition des dissipations de sa jeunesse ; car c’est le propre des natures ardentes et riches, des exemplaires complets de l’humanité, comme l’était Fielding, de se porter d’abord aux extrêmes et de donner successivement la mesure de tout ce dont l’homme est capable en fait de folies comme en fait de vertus.


II

La loi sur la censure des œuvres dramatiques avait écarté Fielding du théâtre. Après 1737, il ne composa plus que deux ou trois comédies. Le journalisme devint, dès lors, un de ses moyens d’existence. En même temps, quoiqu’il eût trente ans déjà et qu’il fût père de famille, il se remit avec zèle à l’étude du droit autrefois commencée à l’université de Leyde. Il fut admis au barreau en 1740. La même année, un gros événement littéraire vint révéler son génie et ouvrir sa voie véritable à celui que Walter Scott appelle « le père du roman moderne. »

Cet événement était l’apparition d’un roman moral, intitulé : Paméla ou la vertu récompensée, en une série de lettres familières d’une jeune serrante à ses parens ; publication destinée à fortifier les principes de la vertu et de la religion dans l’âme de la jeunesse des deux sexes. C’est l’histoire d’une jolie servante, qui, en résistant aux séductions et aux violences de son jeune maître, finit par s’en faire épouser. L’auteur était Samuel Richardson, petit homme sage et froid, ayant passé la cinquantaine, imprimeur de son métier, quoique assez ignorant ; correct, rangé, tenant exactement ses comptes, strict observateur des règles religieuses et de toutes les règles ; sortant peu, bornant ses relations mondaines à un petit cercle de dévotes et de bégueules dont il était l’oracle ; végétarien en outre, buveur d’eau et de thé ; bref, l’opposé de Fielding en tout.

Nous avons bien besoin aujourd’hui de nous rappeler les leçons