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des maîtres qui nous exhortent à entrer, à force d’intelligence historique, dans le sentiment des siècles passés, pour parler avec une juste modération de cet insupportable ouvrage. Car notre premier mouvement serait de dire que la littérature n’a rien produit de plus niais, de plus prolixe, de plus insipide, de plus écœurant. La forme épistolaire, adoptée par l’auteur, est d’abord une idée absurde. Paméla, emprisonnée par son tyran, soumise à la plus étroite surveillance, passe ses jours et ses nuits à écrire. Quand elle tente de s’échapper, elle écrit son projet d’évasion. Craignant qu’on ne mette la main sur son journal, elle en fait un résumé, et Richardson, qui nous a donné l’in-extenso, nous donne aussi le résumé, qui n’est pas court ; mais le résumé pouvait être pris : pourquoi n’a-t-elle pas fait un résumé du résumé ? Naturellement, les lettres de Paméla à ses parens sont toutes interceptées par le jeune seigneur, qui les lit, qui y voit le récit de ses entreprises scélérates, et qui les envoie à leur adresse ! Deux tentatives de viol (racontées, comme tout le reste, par Paméla elle-même) sont décrites avec un réalisme cruel, avec un luxe de détails hideux qui en font une lecture des plus répugnantes. Et voilà l’immonde goujat, dont Paméla ne parle qu’avec une tendre vénération, qu’elle adore au fond de son cœur et qu’elle rêve pour mari ! Devenue sa femme, elle écrit : « Que Dieu bénisse et récompense le cher, le cher, le bon seigneur qui a ainsi exalté son indigne servante et qui lui a donné dans son sein une place que les plus grandes dames envieraient ! » Elle pardonne tout, elle oublie tout, et sa jolie bouche applique un baiser sur la peau dégoûtante de l’ignoble Mrs Jewkes, qui fut sa geôlière, son bourreau et le vil instrument des plus infâmes desseins ! J’entends bien le bon Walter Scott qui me tire ici par la manche et me dit : « Au siècle dernier, la hiérarchie sociale inspirait aux classes inférieures un sentiment de subordination dont nous pouvons à peine nous faire une idée ; la richesse et le rang, ainsi que l’autorité domestique, étaient l’objet d’un respect qui nous semble aujourd’hui fort exagéré. » Mais le moins qu’on puisse demander au génie, c’est justement d’avoir pour les monstruosités morales de son temps quelque chose du regard de la postérité et de ne point nous donner comme humain et comme naturel ce qui révoltera la conscience de l’avenir. Rien dans toute l’œuvre de Fielding, qui passe pour indélicate, ne choque autant notre sens moral que l’invraisemblable histoire dont l’auteur de Paméla a prétendu faire un sujet d’édification.

Le roman de Richardson, avec ses scènes violemment réalistes, avec d’autres scènes d’un genre plus galant où l’on voit le maître de Paméla se baisser et lui demander si elle n’a pas caché ses lettres sous sa jarretière, avec sa moralité de collège où la vertu est