Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/430

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la pensée de toutes les excellentes plaisanteries qu’il allait faire à la dame sur le costume d’Adam et d’Eve, sur les figues et sur les feuilles de figuier. Joseph avança donc ; mais, apercevant une dame qui le regardait à travers les branches de son éventail, il refusa catégoriquement de prendre place, à moins qu’on ne voulût bien lui fournir le strict nécessaire pour que la décence ne fût pas trop offensée : « telle était la modestie de ce jeune homme, si parfaitement morigéné par les excellens sermons du pasteur Adams et par le noble exemple de sa sœur, l’immaculée Paméla ! » Les deux messieurs déclarèrent qu’ils étaient enrhumés, qu’ils ne pouvaient pas se priver du moindre chiffon, et l’homme d’esprit ajouta en riant : charité bien ordonnée commence par soi-même. Le cocher, qui avait deux grandes couvertures sur son siège, refusa d’en prêter aucune, de peur des taches de sang, et il est fort probable que Joseph, qui ne voulait pas démordre de sa pudique résolution, serait mort abandonné sur la route, si le postillon (jeune gars condamné depuis aux galères pour avoir volé un juchoir) ne s’était lui-même dépouillé du seul pardessus qu’il eût pour se couvrir, jurant avec un grand serment, dont il fut sévèrement repris par les voyageurs indignés, qu’il aimerait mieux galoper en chemise toute sa vie que de laisser un de ses semblables dans l’horreur d’une pareille position. Joseph ayant avoué qu’il était presque mort de froid, l’homme d’esprit demanda à la dame si elle n’avait pas un peu de sa fameuse eau-de-vie à son service : elle répondit avec aigreur que cette question était du plus mauvais goût et que jamais elle n’avait trempé ses lèvres dans aucune liqueur forte. A ce moment, le coche tut attaqué. Un brigand, braquant son pistolet contre les voyageurs, leur demanda leurs bourses, qu’ils s’empressèrent de donner, et la dame, dans son épouvante, livra aussi un petit flacon d’argent, de la capacité d’une demi-pinte, que le brigand porta à sa bouche et but à sa santé en jurant que c’était bien la meilleure eau-de-vie qu’il eût jamais goûtée. Mais la dame assura ensuite à toute la compagnie que c’était une erreur de sa femme de chambre, à qui elle avait ordonné de remplir le flacon avec de l’eau de Cologne.

Le roman de Joseph Andrews, si amusant, si sain et si vraiment moral, eut du succès, mais un succès moindre que l’œuvre déclamatoire, au ton faux, aux sentimens souvent contre nature, qui en avait été l’occasion. Richardson ne pardonna jamais à Fiel — ding son irrévérence. L’auteur de Tom Jones et d’Amelia, aussi bien que de Joseph, resta pour lui un écrivain bas et trivial, étranger à la société des honnêtes gens et « qu’on croirait né dans une écurie. » Mais si l’offensé, chose naturelle, n’oublia point l’injure qu’il avait reçue, l’offenseur, chose rare, oublia celle qu’il avait