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porte grâce à tes œuvres, te l’ouvrira du même coup. » Ici le poète fit la grimace et représenta qu’indépendamment de ses œuvres dramatiques il avait fait encore quelques bonnes actions d’un autre genre : par exemple, il avait cédé à un ami tout l’argent d’une représentation à bénéfice, le sauvant ainsi, lui et sa famille, d’une ruine inévitable. « Eh ! que ne le disais-tu tout de suite ? fit Minos en lui ouvrant la porte ; si tu avais commencé par là, tu pouvais te dispenser de parler de tes pièces. — Cependant, mes pièces… — Allons ! assez de bavardage. » Quatre ombres, le père, la mère et les deux enfans informèrent le juge qu’ils étaient morts de misère et de faim. Ce n’était pas faute de travail et d’honnêteté ; mais la maladie avait un jour réduit l’homme à l’inaction. « C’est parfaitement exact ! s’écria une ombre à l’aspect grave, qui se tenait tout près. Je sais le fait ; car ces pauvres gens étaient de ma paroisse. — Alors, vous étiez leur pasteur, je suppose ? dit Minos. J’espère, monsieur, que vous aviez une bonne cure. — Oh ! bien peu importante, répondit le ministre ; mais j’en avais une autre, d’un peu plus de valeur. — Très bien, dit Minos. Qu’on laisse entrer ces pauvres gens. » Le ministre ouvrait la marche d’un pas majestueux, quand Minos le prit par l’épaule et le fit pirouetter sur ses talons en disant : « Pas si vite, docteur ! vous avez besoin de faire encore un petit tour dans l’autre monde ; car, sans la charité, personne ne franchira cette porte. » Vient enfin le tour de Fielding. « Je confessai que je m’étais adonné trop librement au vin et aux femmes dans ma jeunesse ; mais j’ajoutai que je n’avais jamais fait de mal à aucune créature, ni évité une occasion de faire du bien ; que les seules vertus auxquelles je prétendisse étaient la philanthropie, qui embrasse tous les hommes, et l’amitié, qui en distingue quelques-uns. Je continuais mon discours quand Minos m’ordonna de me taire et m’ouvrit la porte, en m’avertissant de ne pas trompeter si complaisamment mes vertus. »

Jonathan Wild le Grand est l’apologie ironique, un peu dans la manière de Swift, d’un fameux criminel de ce nom qui avait couronné, en 1725, par son élévation à la potence une longue carrière de vols et d’assassinats. Dans l’échelle morale de Fielding, la vertu suprême est la bonté ; sans bonté, il n’y a point de grandeur véritable. Cependant, le monde donne le nom de grands à certains hommes, fléaux de l’humanité, dont toute la grandeur est d’avoir commis, dans de plus vastes proportions, des violences et des perfidies de même nature que celles qui conduisent les criminels au gibet. L’identité évidente de ces scélérats couronnés avec son héros est la pensée inspiratrice et comme le refrain de l’œuvre de Fielding. Elle compte beaucoup de bonnes pages et quelques scènes excellentes ; mais elle pèche par une monotonie un peu tendue et